Nos jeunes vont mal et la « fin du laxisme » ne peut être la seule réponse
Ce n’est pas un fait divers, c’est un fait de société ». Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a au moins le mérite de la constance : il ne voit jamais les faits autrement qu’avec le prisme sécuritaire. Hier, devant le lycée nantais où un adolescent de 15 ans a poignardé quelques heures plus tôt quatre de ses camarades, tuant au moins une jeune fille, son discours stigmatisait « l’ensauvagement » et le « laxisme » d’une société qui s’est, à ses yeux, beaucoup trop interdit d’interdire.
La réponse devra donc être sécuritaire, comme à chaque fois qu’un fait divers défraie la chronique et qu’il faut montrer aux Français, par médias interposés, que l’on prend la situation très au sérieux, que la réponse sera à la hauteur. Des décennies de ministres de l’Intérieur, de Pasqua à Darmanin, de Sarkozy à Retailleau, qui ont rivalisé de grandiloquence pour affirmer qu’avec eux, cette fois, c’en était terminé du laisser-aller. Durant tout ce temps, personne, au plus haut niveau de l’État, pour se dire que la fermeté sans cesse renouvelée ne pouvait être la seule et unique réponse.
Loin de moi l’idée de minimiser les besoins de sécurité. L’école devrait être, tout comme la cellule familiale d’ailleurs, un sanctuaire. Penser qu’il puisse arriver quelque chose à ses enfants juste parce qu’on les a amenés à l’école, au collège, au lycée, dépasse le concevable. On peut mourir dans un accident de la route, on le sait, mais on ne peut mourir juste en allant s’instruire. Pourtant, les faits sont là. Cette fois, ce n’est pas dans un quartier défavorisé où l’on sait pertinemment que l’insécurité frappe beaucoup plus souvent. Non, il s’agissait d’un lycée privé, accueillant une population plutôt privilégiée. Un endroit où l’on n’imagine pas une telle explosion de violence. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : même dans les classes sociales plus aisées où l’on a plus facilement accès aux soins, les jeunes ne vont pas bien.
L’adolescence est un combat dont il est impossible de sortir indemne.
Nous, adultes, ne devons pas oublier ce que c’est que d’être adolescent. Il faut trouver une orientation, une vie sociale et découvrir qui l’on est. En quelques années, on peut tout gâcher. La pression sur nos jeunes est maximale. Elle vient des parents, des enseignants, des amis et… des réseaux sociaux. Car là où le jugement des autres s’arrêtait auparavant sur le pas de la porte, la vie sociale nous suit désormais partout. Il faut être aux aguets. Ne pas oublier de voir telle ou telle notification, de liker la vie d’un ami (l’est-il vraiment ?) ou d’un autre. Sinon, le couperet tombe. On ne peut l’éviter, même au fond de son lit. L’arrivée des smartphones n’est bien sûr pas seule en cause. On assiste à une décomposition de la cellule familiale de plus en plus marquée, notamment dans les foyers modestes où la précarisation et la multiplication du travail le dimanche interdisent de sacraliser un jour pour se retrouver. Souvent, pour l’adolescent, le foyer n’est plus un refuge.
Quant aux établissements scolaires, ils peuvent être d’une violence inouïe. Il y a bien sûr les cas de harcèlement que l’on ne réussit pas toujours à identifier, ou pas assez vite. Il y a surtout, là encore, le jugement des autres qui fait de chaque jour un nouveau défi, un moment où il faut éviter de prêter le flanc aux moqueries, de se retrouver dans une mauvaise posture numérique, de « ruiner » sa vie sociale avec un comportement ou une réflexion inappropriée. Une fois tous ces écueils évités, il faut encore avoir la lucidité de ne pas hurler avec les loups sur un plus moche, sur une plus faible. Si l’on rajoute à cela l’actualité angoissante, avec la multiplications des conflits et un dérèglement climatique porteur d’éco-anxiété, l’adolescence devient un combat dont il est impossible de sortir indemne.
Face à cela, la société est incapable de se donner les moyens de prévenir, de repérer, d’empêcher la violence envers soi-même ou envers les autres. Parce que les classes sont surchargées et que les professeurs ont déjà fort à faire pour enseigner. Parce que sur les 2000 postes à pourvoir en médecine scolaire, seuls 900 le sont(2). Parce que la pédopsychiatrie est, de l’avis général, totalement sinistrée(1).
Alors oui, Monsieur Retailleau, le drame de Nantes est un fait de société. Celui d’une jeunesse qui va mal et que l’on doit accompagner socialement comme médicalement. Et s’il faut vraiment lutter contre le laxisme, commençons par évoquer celui des dirigeants qui tolèrent depuis des années de voir l’Éducation nationale et la santé privées des vrais moyens d’assurer leurs missions.
(1) La pédopsychiatrie en France connaît une crise profonde, liée à un sous-effectif médical, un manque de lits, une saturation des urgences, et une demande croissante exacerbée par la pandémie de Covid-19. Les besoins concernent tant l’augmentation des capacités d’accueil que la formation des professionnels et la structuration des parcours de soins.
https://cme.aphp.fr/sites/default/files/CMEDoc/pedopsychiatrie.pdf
(2) Effectifs en baisse : Le nombre de médecins scolaires a chuté de plus de 28 % en moins de dix ans, passant d’environ 1 143 équivalents temps plein (ETP) en 2013 à moins de 900 ETP en 2022-2023 pour plus de 12 millions d’élèves. Cette baisse est liée à une démographie médicale défavorable, des départs à la retraite nombreux (âge moyen autour de 55 ans), et un manque d’attractivité de la profession.
Taux d’encadrement insuffisant : en moyenne, il y a un médecin scolaire pour environ 12 800 élèves, alors que le ratio recommandé serait plutôt autour de 1 médecin pour 5 000 élèves, voire 3 000 en zones difficiles. Cette situation entraîne une prise en charge insuffisante des élèves.
Vacance des postes élevée : environ 45 % des postes de médecin scolaire restent non pourvus, avec des disparités territoriales très marquées. Par exemple, dans l’académie de Créteil, 79 % des postes sont vacants. Cette pénurie est plus aiguë dans les zones rurales ou défavorisées, recoupant la carte des déserts médicaux.
Vous avez choisi les mots justes ! Les adolescents sont livrés à eux-mêmes. J’ai enseigné dans le secondaire pendant 40 ans et je n’ai trouvé que les difficultés étaient correctement résolues. Manque de personnel à tous les niveaux: débrouille toi avec tes classes. Pas de prise en charge individualisée. Juste les gamins et leurs problèmes, pas d’aide extérieure. J’en ai beaucoup souffert du sentiment d’impuissance !!