La renationalisation du rail britannique : un avertissement pour la France
C’est un tournant historique pour le transport ferroviaire britannique. Après près de trente ans de privatisation chaotique, le Royaume-Uni entame la renationalisation progressive de son réseau ferré. Cette volte-face spectaculaire offre des enseignements précieux pour la France.
Le modèle de privatisation instauré dans les années 1990 sous la mandature du très conservateur John Major devait révolutionner le rail britannique en améliorant l’efficacité, la compétitivité et la modernité. La réalité s’est avérée tout autre. Le morcellement du réseau entre multiples opérateurs privés et la séparation entre gestion des infrastructures et exploitation des lignes ont engendré un chaos organisationnel aux conséquences dramatiques(1).
Les retards chroniques, annulations massives et accidents graves liés au manque d’entretien ont transformé le quotidien des usagers britanniques en parcours du combattant. Paradoxalement, les subventions publiques n’ont cessé d’augmenter, dépassant parfois les coûts de l’ère publique. Les contribuables britanniques ont ainsi financé les dividendes des actionnaires privés tout en subissant une dégradation continue du service.
Cette situation aberrante illustre parfaitement l’échec de la mise en concurrence rapide et massive prônée par les défenseurs de la privatisation. Loin d’améliorer la qualité et l’efficacité, elle a créé un système plus coûteux et moins performant que son prédécesseur public. L’ampleur des dysfonctionnements était devenue telle que même le gouvernement conservateur de Boris Johnson avait dû se résoudre à nationaliser les lignes du nord de l’Angleterre, préfigurant l’abandon général du modèle privatisé.
Face à ce constat d’échec, le gouvernement travailliste de Keir Starmer a fait de la renationalisation une priorité. La loi votée fin 2024 permet à l’État de reprendre progressivement le contrôle des entreprises ferroviaires à l’expiration de leurs contrats. L’objectif est clair : simplifier la gestion, améliorer la ponctualité, coordonner les services et réduire les tarifs.
La création de Great British Railways, entité publique centralisée inspirée du modèle français de la SNCF, symbolise cette volonté de retour à un service public intégré. Avec la reprise de South Western Railway en mai 2025, suivie d’autres compagnies, le processus devrait s’achever en 2027, mettant fin à trois décennies de gestion privée défaillante.
Les leçons pour la France : vigilance face aux pressions européennes
L’expérience britannique résonne particulièrement en France, où les syndicats de cheminots et les partis de gauche dénoncent les pressions européennes pour la libéralisation du rail. Ces derniers alertent sur plusieurs risques majeurs qui menacent le modèle ferroviaire français.
La fragmentation du service public constitue le premier danger. Le morcellement des activités ferroviaires entre multiples entités privées, observé outre-Manche, menace la cohérence et la continuité du service. Cette « balkanisation » du rail nuit à la coordination entre fret, voyageurs et infrastructures, dégradant l’expérience utilisateur.
La précarisation des conditions de travail représente un autre enjeu crucial. La transformation progressive de structures publiques en filiales privées permet aux nouveaux employeurs de remettre en cause les acquis sociaux. Cette course vers le moins-disant social fragilise un secteur déjà sous tension.
La rentabilité contre l’intérêt général
L’expérience britannique démontre que la privatisation place inévitablement la rentabilité financière au cœur des préoccupations, au détriment des usagers et de l’environnement. Le rail privé, guidé par la recherche du profit, tend à augmenter les tarifs tout en réduisant la couverture territoriale, abandonnant les zones moins rentables.
Les petites lignes sont souvent déficitaires, mais elles sont indispensables à un bon maillage du territoire. privatiser reviendrait à les sacrifier. (Photo Florian Pépellin-CC)
Cette problématique tarifaire touche d’ailleurs déjà la France, où le train reste prohibitif pour de nombreux usagers(2). Le coût du transport ferroviaire français s’explique par plusieurs facteurs structurels révélateurs des défis du secteur. Les péages ferroviaires qui sont reversés à SNCF Réseau représentent à eux seuls 40% du prix d’un billet TGV (15% pour les TER). Contrairement à l’aviation qui bénéficie d’avantages fiscaux, le TGV ne reçoit aucune subvention directe et doit autofinancer intégralement ses coûts d’exploitation et d’infrastructure.
Et la situation s’aggrave avec l’ouverture à la concurrence. Les nouveaux opérateurs européens comme Trenitalia ou l’espagnol Renfe se concentrent exclusivement sur les lignes rentables, fragilisant l’équilibre financier global. La SNCF se retrouve seule à assumer les dessertes déficitaires – la moitié des liaisons TGV – par un système de péréquation tarifaire qui surenchérit mécaniquement les billets sur les axes rentables. Résultat : le train français coûte jusqu’à 2,6 fois plus cher que l’avion sur certains trajets, malgré son impact climatique infiniment plus faible.
Cette logique s’avère particulièrement néfaste pour la transition écologique et l’accessibilité sociale. Alors que le rail constitue un mode de transport vertueux, sa privatisation favorise paradoxalement le développement des transports routier et aérien plus polluants, ainsi que l’a démontré l’expérience anglaise.
Un modèle alternatif : le service public unifié
En France, cette dynamique inquiète d’autant plus que le modèle économique ferroviaire révèle déjà ses limites. Le vieillissement du réseau nécessite des investissements colossaux d’entretien et de modernisation, entièrement répercutés sur les usagers. La mission d’aménagement du territoire, qui impose de maintenir des liaisons non rentables, devient de plus en plus difficile à assumer sans soutien public renforcé. Face à ces menaces, syndicats et partis de gauche français prônent un modèle diamétralement opposé : un service public ferroviaire réunifié, géré par une entreprise publique unique avec une gouvernance démocratique incluant usagers et salariés. Cette vision privilégie l’investissement public massif pour améliorer qualité, ponctualité et accessibilité, sans logique de profit. Certains espèrent même des financements importants pour développer le ferroutage qui pourrait contribuer à une meilleure efficacité globale du système de transport. Et engendrerait, à terme, une réduction de certains coûts, y compris pour les voyageurs. Sans même parler de la répercussion positives sur la route et ses dangers.
L’exemple britannique valide cette approche. Après avoir constaté l’échec de la privatisation, le Royaume-Uni revient à un modèle intégré s’inspirant de la SNCF française. Cette reconnaissance implicite de la supériorité du modèle public français devrait renforcer la résistance aux pressions libérales. Pour la France, cette expérience doit servir d’avertissement. Préserver et renforcer le modèle public ferroviaire français représente un enjeu stratégique majeur, tant pour la qualité du service aux usagers que pour la réussite de la transition écologique.
(Photo principale Walter Baxter- Creative Commons Licence)
(1) Lire sur Alternatives économiques : Après la calamiteuse privatisation du rail britannique, le train revient dans le giron public
(2) Lire sur Vert.eco : Pourquoi le train est-il si cher ?