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Groupe Bolloré : un empire qui alimentait l’exil avant de le stigmatiser ?

Immigration : les vérités qui fâchent les fachos (3/4)

Des ONG telles que Sherpa et Les Amis de la Terre, mais aussi des chercheurs spécialistes de la « Françafrique » comme François-Xavier Verschave, ont documenté depuis des années la façon dont le groupe Bolloré s’est enrichi grâce aux privatisations d’infrastructures africaines et à l’exploitation d’une main-d’œuvre locale sous-payée. En France, son influence médiatique accompagne une droite dure obsédée par la lutte contre l’immigration. Ce paradoxe interroge : les acteurs économiques qui nourrissent la misère et l’exil sont parfois les mêmes qui dénoncent l’arrivée des migrants.

Au début des années 1990, dans le sillage des plans d’ajustement structurel imposés aux pays africains, le groupe Bolloré a commencé à obtenir des concessions stratégiques sur plusieurs infrastructures. En 1995, il a pris le contrôle du port de Douala au Cameroun, puis, en 2001, de celui de Cotonou au Bénin. En 2004, il a remporté coup sur coup les concessions des ports de Lomé, au Togo, et d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Bolloré Africa Logistics a ainsi construit, en moins de deux décennies, un quasi-monopole sur la logistique portuaire en Afrique de l’Ouest, renforcé par la gestion de réseaux ferroviaires tels que Camrail au Cameroun et Sitarail en Côte d’Ivoire et au Burkina Faso. En 2011, l’Afrique représentait environ un quart du chiffre d’affaires du groupe, soit près de deux milliards d’euros, mais les marges réalisées dans ce secteur en faisaient un contributeur beaucoup plus important aux bénéfices. En 2022, l’ensemble de ces activités a été revendu à l’armateur suisse MSC pour 5,7 milliards d’euros, ce qui a marqué la fin de l’ère Bolloré Africa Logistics 1.

Accusations de spoliation et de corruption

Cette présence massive a suscité de vives critiques. En mars 2025, un collectif de onze ONG panafricaines et françaises a déposé plainte à Paris contre le groupe, Vincent Bolloré et son fils Cyrille. Il les accuse d’être « au cœur d’un système de corruption » et de tirer des profits d’activités « illicites » liées à leurs concessions africaines 2. Ces soupçons ne sont pas nouveaux. En 2018, le groupe avait déjà été mis en examen en France pour corruption d’agents publics étrangers, notamment au Togo et en Guinée 3. Trois ans plus tard, il a conclu une convention judiciaire d’intérêt public et accepté de verser une amende de 12 millions d’euros afin de clore une partie du dossier. Tout en contestant ces accusations et en mettant en avant la modernisation des infrastructures africaines et les emplois créés grâce à ses investissements.

Conditions de travail dénoncées

Les critiques visent également les conditions de travail dans les filières agricoles où le groupe est indirectement impliqué. Au Cameroun, les plantations de palmiers à huile exploitées par Socapalm, une société contrôlée par le groupe luxembourgeois Socfin dont Bolloré détient environ 39 % des actions, ont fait l’objet de dénonciations récurrentes. Des ONG comme Sherpa et Les Amis de la Terre ont décrit en 2019 des journées de douze heures pour moins de 2 euros de rémunération quotidienne, sans équipements de protection malgré l’utilisation de produits chimiques dangereux 4. Ces plantations, qui s’étendent sur plus de soixante-dix-huit mille hectares et emploient plusieurs milliers de travailleurs, sont au cœur de conflits sociaux depuis des années. Des syndicats locaux dénoncent en outre la répression de mouvements visant à améliorer les salaires et les conditions de travail. Pour de nombreux observateurs, ces pratiques s’apparentent à une reproduction de logiques coloniales adaptées au temps présent.

Influence médiatique en France

Le groupe Bolloré n’a pas seulement consolidé son pouvoir en Afrique. Il a aussi bâti une influence majeure dans le paysage médiatique français à travers Vivendi, qui contrôle notamment Canal+, CNews, C8 et Havas. Depuis la reprise d’i-Télé, devenue CNews en 2017, la chaîne a pris un virage éditorial marqué. Elle s’est imposée en mettant au premier plan les thématiques sécuritaires et anti-immigration. En 2022, CNews est devenue la première chaîne d’information en continu en France, dépassant BFMTV en part d’audience. Cette visibilité a largement contribué à installer Éric Zemmour dans le débat public avant son entrée en politique. Plusieurs enquêtes journalistiques ont décrit CNews comme une « fabrique quotidienne de la haine » 4, un média qui structure désormais le champ idéologique de la droite dure et de l’extrême droite.

Le paradoxe du néocolonialisme

Ce double visage alimente le paradoxe souligné par de nombreux chercheurs et ONG. D’un côté, des multinationales comme Bolloré ont longtemps tiré profit d’infrastructures africaines stratégiques et d’une main-d’œuvre sous-payée ; de l’autre, leur empire médiatique contribue en France à la diffusion de discours politiques stigmatisant les migrants issus de ces mêmes régions. Comme le résumait déjà François-Xavier Verschave, « les mêmes réseaux qui appauvrissent et déstabilisent l’Afrique alimentent les migrations forcées vers l’Europe. Puis, en France, on instrumentalise la peur de ces migrants pour des gains électoraux ». Derrière ce double mouvement, beaucoup voient l’expression d’un néocolonialisme moderne : tirer profit de la misère ailleurs, puis utiliser la peur de ses conséquences comme levier idéologique en Europe.

(Photo Josep Casas – CC)

Notes

  1. Le groupe Bolloré conserve une présence très forte sur le continent à travers Canal+ et le secteur des médias, notamment après le rachat en 2025 de MultiChoice, géant sud-africain de la télévision payante
  2. France Info – Onze ONG déposent plainte contre Vincent Bolloré pour pillage en Afrique (mars 2025).
  3. France Info – Vincent Bolloré mis en examen pour corruption d’agents publics étrangers (2018).
  4. Les Amis de la Terre / Sherpa – Rapport sur les plantations de Socapalm au Cameroun  (2019).
  5. Mediapart – Comment i-Télé est devenue CNews, « fabrique quotidienne de la haine »  (2024).

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