« C’est Nicolas qui paie » : un mythe viral démonté par les chiffres de l’Insee
Chaque mois, Nicolas touche 1 800 € net. Il travaille dur, paie ses cotisations, paie ses impôts, comme des millions d’autres Français. Et pourtant, sur les réseaux sociaux, dans les émissions de débat ou au détour d’un comptoir, un refrain revient en boucle : « C’est toujours Nicolas qui paie ». À force d’être répété, ce slogan est devenu une vérité populaire. Il résume un sentiment diffus d’injustice fiscale, d’épuisement contributif, d’oubli social.
Nicolas, personnage fictif devenu figure politique, incarne la classe moyenne qui aurait tout à perdre. Selon cette logique, il paierait trop d’impôts pour des services dont il ne profiterait jamais. Il travaillerait pour les autres, pour les « assistés », les retraités, les étrangers, les fonctionnaires. Une France qui prend, pendant que, lui, donne. L’image est simple, percutante et largement instrumentalisée.
Politiciens et influenceurs de droite et d’extrême droite s’en sont saisis, l’intégrant dans leur rhétorique. Erik Tegner,directeur de la rédaction du média d’extrême droite Frontières, a même fait déposer la marque « C’est Nicolas qui paie » par le biais d’Artefakt, une société qu’il préside et dont le député ciottiste Gérault Verny, qui avait le premier parlé de « Nicolas » dans l’hémicycle, est actionnaire. Un soutien qui ne suffit pourtant pas à faire du slogan une vérité, loin s’en faut.
Les chiffres sont têtus
En septembre 2023, l’Insee publie une étude (Insee Analyses n°88) qui démonte cette fable. Elle s’intéresse à ce que les économistes appellent la redistribution élargie. Ce terme un peu aride désigne non seulement les aides financières que reçoivent les ménages (allocations, retraites, remboursements santé), mais aussi la valeur des services publics auxquels nous avons tous accès, gratuitement ou presque : hôpitaux, écoles, crèches, transports, sécurité, justice, infrastructures.
Les chiffres sont sans appel : 57 % des Français sont bénéficiaires nets de la redistribution. Autrement dit, une majorité de la population reçoit plus de l’État, en transferts monétaires et en services, qu’elle ne verse en impôts et cotisations. Et Nicolas en fait partie.
Les 43 % de Français contributeurs nets à la redistribution élargie sont majoritairement des ménages actifs âgés de 40 à 60 ans, avec un revenu moyen avant transferts d’environ 75 250 € par unité de consommation 1. Souvent cadres, indépendants ou chefs d’entreprise vivant en zones urbaines denses (notamment en région parisienne), ils versent en solde net l’équivalent de 36 % de ce revenu en impôts, cotisations et taxes, recevant moins en prestations qu’ils ne contribuent.
Ce constat va à l’encontre de la croyance selon laquelle la solidarité fonctionnerait toujours au détriment des actifs. En réalité, la redistribution bénéficie massivement aux classes populaires et moyennes, tout au long de la vie. Elle réduit fortement les inégalités : avant redistribution, les 10 % les plus riches touchent 18 fois plus que les 10 % les plus pauvres ; après redistribution, ce ratio tombe à 3.
L’argent « invisible » versé par l’Etat
Mais surtout, elle structure le quotidien de Nicolas de manière concrète, même s’il n’en a pas toujours conscience. Lorsqu’il est devenu père, la maternité de sa compagne a été prise en charge à 100 %. Aucun reste à charge pour les échographies, les consultations, l’accouchement ou le séjour à l’hôpital. Aujourd’hui, leur enfant est gardé dans une crèche municipale pour un tarif modéré, grâce aux subventions de la CAF et de la commune. Plus tard, il entrera à l’école publique, gratuite, où les enseignants, les manuels, la cantine sont financés par l’argent public.
Nicolas se soigne grâce à une Sécurité sociale qui rembourse ses consultations, ses médicaments, ses examens médicaux. Demain, s’il a besoin d’une opération ou d’un long séjour hospitalier, tout sera couvert, sans facture à six chiffres comme c’est le cas ailleurs dans le monde. En cas de coup dur, s’il perd son emploi, il pourra compter sur des indemnités chômage, un accompagnement personnalisé, voire une formation gratuite pour rebondir.
Chaque jour, Nicolas circule sur des routes entretenues par l’État ou les départements, qu’il s’agisse de grands axes, de petites départementales ou de rocades urbaines. Le week-end, il fréquente une salle de sport municipale à tarif réduit, joue au football sur un terrain public, amène son enfant à la médiathèque ou à un festival local soutenu par la ville.
L’injustice n’est pas là où l’on croit
Enfin, Nicolas cotise aujourd’hui pour percevoir demain une retraite garantie à vie. Ce n’est pas un luxe : c’est le fruit d’un contrat collectif qui permet à chacun de vivre dignement une fois l’âge venu.
Tous ces éléments — services publics, prestations sociales, infrastructures — représentent un “revenu social” invisible mais bien réel. Lorsqu’on les additionne, Nicolas reçoit chaque année bien plus que les 21 600 € affichés sur sa feuille de paie nette. Il est, à sa manière, déjà millionnaire. Pas en capital financier, mais en capital social, en protection, en sécurité, en droits.
Le slogan « C’est Nicolas qui paie » fonctionne parce qu’il touche une corde sensible : la peur de l’injustice, le sentiment de ne pas être reconnu. Mais il repose sur un malentendu. Nicolas paie, oui. Mais il ne paie pas pour les autres. Il paie pour une société dans laquelle il a droit à l’éducation, à la santé, à la retraite, à la culture, à la sécurité.
Plutôt que de dénoncer la redistribution, qui aurait grandement besoin de s’améliorer, il serait plus utile de se demander pourquoi certains, notamment les très riches ou les grandes entreprises, y contribuent si peu. Et si, au lieu de fustiger les bénéficiaires du système, on rééquilibrait vraiment les efforts fiscaux ?
1 : Une unité de consommation est une manière de comparer les revenus selon la taille du foyer : par exemple, un adulte seul compte pour 1 UC, un autre adulte dans le foyer compte pour 0,5 UC et un enfant pour 0,3 UC.
Ce que reçoit concrètement « Nicolas »
Voici ce que Nicolas — salarié à 1 800 € net — reçoit, chaque année ou tout au long de sa vie, en services publics, prestations sociales ou infrastructures, sans toujours le réaliser :
Subventions aux transports : bus, tramways, RER, avec tarifs réduits pour actifs, étudiants, chômeurs.
À la maternité, sa compagne est prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale : suivi de grossesse, accouchement, séjour hospitalier.
Crèche municipale : pour leur enfant, Nicolas paie environ 120 € par mois, alors que le coût réel dépasse souvent 1 000 €. Le reste est financé par la commune, la CAF et l’État.
École publique : gratuite, avec enseignants rémunérés par l’État, manuels fournis, cantine largement subventionnée.
Médecine de ville : consultations médicales, examens, médicaments remboursés à 70 % minimum, souvent jusqu’à 100 % avec une complémentaire.
Hôpital public : en cas de maladie grave, son séjour, ses opérations ou traitements lourds seraient intégralement couverts.
Retraites : il cotise chaque mois pour une pension à vie à partir de 64 ans, même s’il vit jusqu’à 90 ans.
Chômage : en cas de perte d’emploi, Nicolas bénéficierait d’allocations, d’un accompagnement personnalisé et parfois d’une formation gratuite.
Réseaux routiers : chaque jour, il utilise des routes entretenues, sécurisées, éclairées, sans péage dans 90 % des cas.
Salles de sport et clubs municipaux : il paie environ 12 € par mois pour accéder à une salle qui en coûterait 80 en privé.
Équipements culturels : médiathèques, cinémas subventionnés, festivals locaux, financés par les collectivités.
Sécurité : police, justice, pompiers, services de secours mobilisables gratuitement en toute situation.
Aides au logement (APL) : s’il louait un logement modeste, il pourrait percevoir plusieurs centaines d’euros d’aides par mois.