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Concurrence du rail : la fausse bonne nouvelle

Alors que l’été voit défiler des millions de voyageurs dans les gares françaises, la concurrence débarque en force dans le paysage ferroviaire. Derrière les promesses de modernisation, c’est tout un modèle de service public qui se trouve remis en question. Et comme à chaque fois, le gouvernement veut faire croire au public qu’il s’agit d’une avancée.

En cette période de grands départs estivaux, les voyageurs découvrent de nouveaux logos sur les flancs des trains. Trenitalia, Renfe, Transdev ou encore Le Train : ces opérateurs privés s’installent progressivement sur les lignes à forte fréquentation. Elisabeth Borne, alors ministre des transports, expliquait en 2018 que ces arrivées pouvaient « être une véritable opportunité d’offrir aux usagers […] de nouveaux services performants ». Le gouvernement, au diapason, promet aux usagers davantage de choix, des tarifs plus compétitifs et une amélioration de la qualité de service.

Cette rhétorique masque pourtant une réalité plus complexe. L’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire, imposée par les directives européennes et mise en œuvre en France depuis 2021, ne répond pas aux véritables défis du rail français. Elle s’inscrit plutôt dans une logique de partage de marché qui privilégie la rentabilité à court terme au détriment de la cohérence d’ensemble du système ferroviaire.

Les premiers retours d’expérience révèlent des écarts significatifs entre les promesses et la réalité. Dans les régions pilotes comme Provence-Alpes-Côte d’Azur ou le Grand Est, les collectivités locales font face à des surcoûts inattendus. Loin de la baisse tarifaire annoncée, la gestion éclatée des lignes génère des coûts supplémentaires liés à la coordination entre opérateurs, à la duplication des systèmes d’information et à la perte des économies d’échelle. Des débuts qui rappellent la triste expérience vécue par les usagers anglais. (À lire La renationalisation du rail britannique : un avertissement pour la France)

La rentabilité contre l’aménagement du territoire

L’analyse des stratégies commerciales des nouveaux entrants révèle une constante : la concentration sur les liaisons les plus lucratives. Paris-Lyon, Marseille-Nice, ou encore les grandes transversales européennes captent naturellement l’attention des investisseurs privés. Cette sélectivité laisse à la SNCF la charge des dessertes moins rentables, créant de facto une privatisation des profits et une socialisation des pertes. C’est-à-dire que l’argent qui sera gagné ira dans les poches d’actionnaires privés tandis que nos impôts financeront les déficits.

Cette logique de marché entre en contradiction frontale avec les missions traditionnelles du service public ferroviaire. Les petites lignes, souvent qualifiées de « desserte fine du territoire », se retrouvent particulièrement vulnérables. Pourtant, ces liaisons remplissent une fonction sociale irremplaçable : elles désenclavent les territoires ruraux et périurbains, maintiennent le lien entre les centres urbains et leur périphérie et garantissent l’accès aux services essentiels pour des populations souvent fragiles.

La suppression ou la dégradation de ces lignes accentuerait les fractures territoriales déjà existantes. Pour les jeunes en formation, les personnes âgées, les travailleurs précaires ou les familles monoparentales, ces transports constituent souvent l’unique alternative à la voiture individuelle. Leur disparition renforcerait l’isolement de certaines populations et creuserait les inégalités d’accès à l’emploi, à la santé et à l’éducation.

Un paradoxe écologique préoccupant

Le contexte de transition écologique rend ce débat d’autant plus crucial. Selon l’ADEME, voyager en train est 32 fois moins polluant que la voiture (pour les lignes les plus performantes), et 23 fois moins polluant que l’avion. Le rail affiche également des performances remarquables en matière de sécurité, avec un taux d’accidents mortels cinquante fois inférieur à celui observé sur les routes.

Paradoxalement, la libéralisation du secteur ne favorise ni le report modal ni le développement durable des transports. L’exemple du fret ferroviaire, libéralisé dès les années 2000, illustre parfaitement cet échec. Malgré l’ouverture à la concurrence, la part de marché du transport de marchandises par rail a été divisée par deux en deux décennies. Dans le même temps, le trafic routier de marchandises a continué sa progression, aggravant l’empreinte carbone du secteur et la congestion des infrastructures routières.

Cette évolution interroge sur la pertinence d’appliquer au transport de voyageurs une recette qui a montré ses limites dans le fret. Plutôt que de segmenter le marché, les experts plaident pour une approche systémique : investissements massifs dans la modernisation du réseau, réouverture de lignes fermées, développement de plateformes multimodales, renforcement des liaisons transversales et régionales.

La fragilisation d’un acteur historique

La transformation en cours dépasse la simple arrivée de nouveaux concurrents. Elle s’accompagne d’une restructuration profonde de la SNCF, dont l’architecture traditionnelle se trouve remise en question. La séparation entre la gestion de l’infrastructure (SNCF Réseau) et l’exploitation commerciale (SNCF Voyageurs), l’éclatement en filiales spécialisées et l’évolution du statut des agents concourent à fragiliser l’entreprise publique.

Cette déstructuration suscite de vives inquiétudes dans le monde syndical. Les organisations représentatives alertent sur les risques de « dumping social » : pour remporter les appels d’offres, les nouveaux opérateurs pourraient être tentés de comprimer leurs coûts salariaux, remettant en cause les acquis sociaux des cheminots. Le statut particulier de ces derniers, conquis de haute lutte au fil des décennies, garantit des conditions de travail spécifiques justifiées par les contraintes du métier ferroviaire.

Au-delà des aspects sociaux, cette évolution questionne la capacité du système ferroviaire à maintenir ses standards de sécurité et de qualité. La coordination entre multiples opérateurs, la standardisation des procédures, la formation du personnel constituent autant de défis supplémentaires dans un secteur où la sécurité ne souffre aucun compromis.

Une opposition structurée autour du service public

Face à ces évolutions, une coalition hétéroclite s’organise pour défendre le modèle ferroviaire public. La gauche radicale – de La France Insoumise au Parti Communiste, en passant par Les Écologistes – converge autour d’un diagnostic partagé : le problème du rail français n’est pas un excès de monopole public, mais un sous-investissement chronique. Le PCF propose ainsi un plan de 100 milliards d’euros sur 15 ans, tandis que LFI réclame l’arrêt immédiat des procédures de privatisation du fret.

Cette opposition trouve un relais puissant dans le monde syndical. CGT Cheminots, UNSA Ferroviaire, SUD-Rail et CFDT Cheminots dénoncent unanimement ce qu’ils perçoivent comme un « démantèlement » programmé du service public ferroviaire. Leurs craintes s’appuient sur l’observation des expériences étrangères, où la libéralisation s’est souvent traduite par une augmentation des tarifs, une dégradation du service et une précarisation des conditions de travail.

Vers un nouveau modèle de développement

Face à ces constats, une alternative émerge du débat public. Elle s’articule autour de plusieurs principes : maintien d’une approche intégrée du système ferroviaire, priorité aux investissements publics plutôt qu’à la concurrence, préservation de la mission de service public sur l’ensemble du territoire.

Cette vision s’appuie sur une analyse différente des dysfonctionnements du rail français. Plutôt que d’incriminer un supposé monopole public, elle pointe le sous-investissement chronique dans les infrastructures, le manque de vision stratégique à long terme et l’insuffisance des moyens alloués au développement du transport ferroviaire.

L’enjeu dépasse largement les frontières hexagonales. Dans un contexte de réchauffement climatique et de raréfaction des ressources énergétiques, le développement des transports collectifs constitue un impératif. Mais cet objectif nécessite une approche coordonnée, des investissements soutenus et une vision d’ensemble qui transcende les logiques de marché.

La bataille du rail français ne fait que commencer. Elle oppose deux philosophies de l’action publique : d’un côté, la foi dans l’efficacité des mécanismes concurrentiels ; de l’autre, la conviction que certains biens communs échappent naturellement aux lois du marché. Son issue déterminera non seulement l’avenir des transports français, mais aussi la capacité du pays à relever les défis environnementaux et sociaux du XXIe siècle.

( Un train à grande vitesse espagnol, AVE, entre en gare de Lyon-Part-Dieu. Photo : Usinex)

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