Croisières : un luxe au prix écologique exorbitant
Piscines à débordement, spectacles grandioses, restaurants et même parcs aquatiques : les croisières se présentent comme l’incarnation d’un luxe accessible et d’un tourisme sans contraintes. Mais derrière la vitrine clinquante, ces villes flottantes laissent dans leur sillage un lourd tribut écologique, et social. Tout en profitant des pavillons de complaisance.
En 2024, les croisières ont battu un nouveau record : 34,6 millions de passagers ont pris la mer, soit 9 % de plus qu’en 2023, où l’on en comptait déjà 31,7 millions¹. Et la demande ne cesse d’augmenter. La Cruise Lines International Association table sur 37,7 millions de croisiéristes dès 2025 et presque 40 millions à l’horizon 2027². Une croissance fulgurante, qui a permis au secteur de retrouver plus vite que l’aviation ou l’hôtellerie ses niveaux d’avant-Covid.Il faut dire que les compagnies ne lésinent pour tenter de séduire le plus grand nombre.
Jusqu’à 10 000 personnes à bord
Les nouveaux mastodontes des mers ressemblent désormais à de véritables villes flottantes. L’Icon of the Seas, inauguré en 2024, peut accueillir jusqu’à 7 600 passagers, auxquels s’ajoutent plus de 2 300 membres d’équipage. Son jumeau, le Star of the Seas, lancé en 2025, affiche les mêmes proportions. À bord, on trouve des quartiers entiers, avec parcs aquatiques, restaurants, bars et zones résidentielles. Avec une telle densité, ces navires rivalisent avec une commune de taille moyenne, mais condensée sur une coque d’acier de 365 mètres.
Ces géants fonctionnent principalement au fioul lourd, un carburant responsable d’émissions massives de dioxyde de carbone (CO₂), d’oxydes d’azote (NOx) et d’oxydes de soufre (SOx), des polluants atmosphériques très nocifs pour la santé humaine. À Marseille, par exemple, 75 navires de croisière ont émis en 2022 deux fois plus de soufre que l’ensemble des voitures de la ville³. Dans les ports, la concentration en particules fines peut être jusqu’à 20 fois plus élevée que dans le reste du tissu urbain.
Océans empoisonnés et biodiversité menacée
La pollution ne s’arrête pas à l’atmosphère. Les paquebots génèrent aussi une quantité impressionnante d’eaux usées, plusieurs centaines de milliers de litres chaque jour, souvent rejetées directement en mer. Cette contamination contribue à la dégradation des écosystèmes marins et met en danger la biodiversité. À ces rejets liquides s’ajoutent des déchets solides et des hydrocarbures qui s’accumulent dans certaines zones portuaires et affectent durablement la faune et la flore locales.
Des privilèges fiscaux qui entretiennent la pollution
Malgré ces dégâts environnementaux, les compagnies de croisière continuent de bénéficier d’avantages fiscaux massifs. Les carburants marins utilisés sont largement détaxés⁴, rendant leur usage particulièrement attractif pour les armateurs. S’y ajoute le recours généralisé aux pavillons de complaisance, qui permettent aux navires de s’enregistrer dans des juridictions offrant des régimes fiscaux et réglementaires d’une souplesse extrême. Grâce à ces mécanismes, les opérateurs échappent en partie aux contraintes qui devraient normalement s’appliquer, réduisent leurs coûts d’exploitation et prolongent des pratiques qui pèsent lourdement sur l’environnement.
Impact économique et social : un bilan discutable
Au-delà de l’environnement, l’industrie des croisières soulève de vives critiques sur le plan économique et social. Les retombées locales sont souvent largement surestimées. Si les passagers dépensent dans les escales, la majeure partie des bénéfices revient aux compagnies, tandis que les collectivités locales doivent assumer les coûts liés aux infrastructures portuaires, à la gestion des déchets et à la pollution⁵.
Les conditions de travail à bord posent elles aussi un sérieux problème. Salaires très bas, contrats précaires, horaires épuisants : une grande partie des marins embarque sous pavillons de complaisance qui permettent de contourner les législations sociales les plus protectrices⁶.
Le greenwashing des « écocroisières »
Face à ces critiques, les compagnies tentent de se présenter comme des acteurs en transition. Elles vantent des innovations comme le recours au gaz naturel liquéfié ou les branchements électriques à quai. Mais ces solutions restent marginales et parfois trompeuses. Le GNL réduit certains polluants atmosphériques, mais il libère du méthane, un gaz à effet de serre bien plus puissant que le CO₂. L’écart entre la communication verte et la réalité des pratiques ne fait qu’alimenter la défiance.
Un secteur à un carrefour décisif
Le secteur des croisières se trouve aujourd’hui à un moment charnière. La demande touristique continue de croître, mais l’urgence écologique impose des changements profonds. Mettre fin aux privilèges fiscaux, renforcer les réglementations internationales, réduire la taille et la fréquence des navires, limiter leur accès aux zones les plus fragiles : autant de mesures qui ne peuvent plus être repoussées. Tant que ces villes flottantes vogueront au-dessus des lois, elles resteront l’un des symboles les plus criants de l’impasse écologique du tourisme mondialisé.
- CLIA, State of the Cruise Industry Report 2024
- CLIA, State of the Cruise Industry Report 2025 (prévisions)
- Agence Européenne pour l’Environnement (AEE), Air quality in Europe, 2020
- Commission Européenne, Maritime transport: taxation and fuel exemptions, 2020
- OECD, The impact of cruise tourism on local economies, 2019
- ITF, Working conditions in cruise shipping, 2020
Quand le surtourisme détruit les joyaux naturels
Le débarquement de milliers de croisiéristes dans des écosystèmes fragiles, qu’il s’agisse d’îles du Pacifique ou de zones coralliennes, provoque des dégâts considérables et souvent irréversibles. Ces milieux, parmi les plus riches en biodiversité, ploient sous la pression d’une fréquentation massive qui dépasse largement leur capacité d’accueil.
Les récifs coralliens en sont l’exemple le plus frappant. Le simple piétinement, les ancres mal positionnées ou les gestes maladroits des plongeurs suffisent à briser des formations qui mettent des décennies, parfois des siècles, à se reconstruire. Leur dégradation entraîne un effondrement en cascade, car ces récifs sont l’habitat vital d’innombrables espèces marines.
À ces atteintes physiques s’ajoute la pollution liée à l’activité humaine. Déchets, eaux usées rejetées sans traitement, surconsommation d’eau douce et d’énergie : la présence de ces villes flottantes bouleverse l’équilibre déjà fragile des environnements côtiers. La faune adopte des comportements anormaux, la flore s’épuise et l’écosystème s’appauvrit.
Le paradoxe est cruel : en détruisant ce qu’il vient admirer, le tourisme de masse scie la branche sur laquelle il est assis. Face à cette impasse, certains sites ont dû réagir en limitant l’accès, en instaurant des quotas, des réservations obligatoires, voire en fermant temporairement des zones entières pour laisser la nature souffler. Car à défaut d’être protégés, ces milieux finiront par disparaître, emportant avec eux la beauté qui faisait leur force d’attraction.
De l’Europe au Pacifique, la riposte s’organise
Partout dans le monde, des États et des villes commencent à fixer des garde-fous face à l’invasion des croisiéristes. L’Europe a donné le ton avec Venise, qui a interdit en 2021 l’entrée des grands navires dans son centre historique après des années de dégradations environnementales et structurelles. L’UNESCO avait même menacé d’inscrire la cité des Doges sur la liste du patrimoine en danger.
Amsterdam a suivi en annonçant la fermeture d’un terminal de croisière situé en plein centre-ville, une décision motivée par la pollution et les nuisances causées par un trafic maritime incessant. À Barcelone, la municipalité envisage de réduire de moitié le nombre de croisiéristes débarquant chaque jour, tant la pression devient insoutenable.
L’exemple le plus radical vient peut-être du Pacifique. En 2018, l’archipel de Palau a fixé un plafond de 150 000 visiteurs par an, soit presque deux fois moins que l’afflux observé avant la mesure. Objectif : sauver ses lagons et récifs coralliens menacés par la surfréquentation. Les autorités ont interdit certaines crèmes solaires jugées toxiques pour le corail, instauré des quotas pour les croisiéristes et durci les conditions d’accès pour les navires. « Nous devons choisir entre préserver nos ressources naturelles ou les perdre définitivement », a résumé le président du pays lors de l’adoption de ces restrictions.
D’autres territoires choisissent la voie fiscale. Dans les Caraïbes ou au Canada, certaines escales imposent désormais des taxes spécifiques pour compenser les coûts d’infrastructures et freiner la surfréquentation. En Méditerranée, la Charte Croisière Durable, signée par la France et Monaco, engage les compagnies à réduire rejets, nuisances sonores et lumineuses.
Ces mesures restent encore disparates mais traduisent une tendance mondiale : la volonté croissante d’encadrer une industrie dont la croissance menace autant la biodiversité que la qualité de vie des habitants. Reste à savoir si ces garde-fous pourront suivre le rythme effréné d’un secteur qui ne cesse de se développer.