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De l’ultralibéralisme du FN à l’orthodoxie budgétaire du RN : un programme économique au service des plus riches

Le Rassemblement national a présenté son « contre-budget » ce jeudi. Retour sur l’histoire des projets économiques du parti d’extrême droite qui, depuis la fondation du Front National par Jean-Marie Le Pen jusqu’à la présidence de Jordan Bardella, a évolué au gré des préoccupations de ses électeurs. Ces revirements opportunistes masquent pourtant mal la vraie continuité idéologique : une politique de l’offre favorable aux cadeaux fiscaux faits aux entreprises, dont les promesses chiffrées restent hasardeuses et qui ne peut, in fine, qu’aggraver les inégalités.

 

🟥 Aux débuts du Front national : un programme ultralibéral

Le Front national des années 1980-1990 défendait une ligne économique résolument libérale sur le plan financier et budgétaire. Jean-Marie Le Pen, fondateur du FN, exaltait la « liberté » économique et prônait la réduction massive de la dépense publique et de la fiscalité. Dans un discours de 2006 au Bourget, il répétait le mot « liberté » 32 fois, appelant à « libérer les forces productives » du pays et à favoriser « une classe créative de richesses ». Il dénonçait alors violemment « un État pléthorique et gaspilleur » et fustigeait des mesures comme la durée légale du travail de 35 heures, qualifiée de « conception soviétique du travail ». Cette vision économique, proche du reaganisme et du thatchérisme, faisait de la lutte contre l’interventionnisme étatique un axe majeur. L’objectif affiché était de stimuler l’initiative privée et la croissance par un choc libéral, en réduisant au maximum le rôle de l’État dans l’économie.

Il convient de noter que, durant cette première période, l’économie restait toutefois une question secondaire pour le FN par rapport à ses thèmes de prédilection que sont l’immigration et la sécurité. Comme l’explique le politologue Gilles Ivaldi, spécialiste de l’extrême droite, le FN initial mobilisait surtout son électorat sur des enjeux identitaires, l’axe culturel primant largement sur l’axe économique. L’accent mis sur le libéralisme économique servait surtout à différencier le FN de la gauche socialiste au pouvoir dans les années 1980 et du RPR gaulliste étatiste ; il reflétait aussi l’anti-communisme viscéral de Jean-Marie Le Pen. En résumé, dans ses débuts, le Front national assumait un programme économiquement très à droite, marqué par la dérégulation, la baisse des impôts et la réduction du périmètre de l’État, en cohérence avec son positionnement d’extrême droite antisocialiste de la Guerre froide.

🟥 Le virage « social-populiste » sous Marine Le Pen

L’arrivée de Marine Le Pen à la tête du parti en 2011 s’accompagne d’une inflexion idéologique notable. Consciente que la base électorale du FN s’était élargie vers les milieux populaires et les « perdants » de la mondialisation, Marine Le Pen oriente le programme vers davantage de protection sociale et de volontarisme économique étatique. Ce virage social-populiste se traduit par l’abandon du dogmatisme libéral paternel au profit d’un discours centré sur la « protection » des Français. La nouvelle présidente du RN met en avant la défense des services publics, promet de ne plus toucher aux effectifs de fonctionnaires et entend réserver les prestations sociales aux nationaux dans le cadre de la « préférence nationale », quitte à entrer en conflit avec les principes constitutionnels.

Sur le plan programmatique, Marine Le Pen n’hésite pas à proposer des mesures jadis portées par la gauche afin de séduire les électeurs issus des classes moyennes et populaires. Le pouvoir d’achat devient une priorité : hausses de salaires, protection du niveau des retraites et baisse de la TVA sur les produits de première nécessité figurent en bonne place dans son projet présidentiel. Elle promet notamment le retour de l’âge légal de la retraite à 60 ans (avec 40 annuités de cotisation), rompant avec les réformes libérales adoptées par les gouvernements précédents. En matière industrielle et commerciale, son programme de 2012 puis de 2017 prône un certain protectionnisme : taxation des importations déloyales, retour à une monnaie nationale (elle envisageait en 2017 la sortie de l’euro, avant d’abandonner cette idée), et intervention de l’État pour favoriser les entreprises françaises stratégiques. Le RN version Marine Le Pen se présente ainsi en défenseur des « petits » face aux « gros » : il fustige les élites mondialisées, critique la finance internationale et se veut le porte-parole des ouvriers et des « oubliés » des métropoles.

Cette évolution n’est pas le fruit d’une conviction idéologique profondément ancrée, mais bien d’une stratégie électorale pragmatique. Gilles Ivaldi souligne que le RN a fait évoluer son programme « en fonction de l’évolution de son électorat, aux dépens de toute cohérence idéologique ou doctrinale ». Autrement dit, le parti d’extrême droite adopte volontiers une posture « attrape-tout » : il incorpore à son programme des éléments hétéroclites, parfois classés à gauche (protection sociale, intervention de l’État) et d’autres clairement à droite (nationalisme, anti-immigration, baisses d’impôts ciblées), afin de rassembler des électeurs aux intérêts divergents. Par exemple, pour satisfaire les artisans et les petits patrons, Marine Le Pen maintient un discours favorable aux baisses de charges et à la simplification administrative ; simultanément, pour séduire les ouvriers et les employés, elle promet la fin de la loi El Khomri, l’abrogation de la réforme de la SNCF, la lutte contre la « concurrence déloyale » de la main-d’œuvre détachée, etc. Cette synthèse programmative composite a pu être qualifiée de « ni droite ni gauche » (ou « et de droite et de gauche »), le RN revendiquant de dépasser le clivage traditionnel. En réalité, ses mesures sociales restent strictement nationalistes et excluent les étrangers, tandis que les grands équilibres budgétaires ne sont pas remis en cause : la fiscalité sur les plus riches ou sur les entreprises n’est pas alourdie et les cadeaux faits aux classes aisées par Emmanuel Macron (suppression de l’ISF, flat tax, baisse de l’impôt sur les sociétés) ne seraient pas remis en question par Marine Le Pen.

Le « tournant social » du RN a donc ses limites : il sert avant tout à dédiaboliser le parti et à élargir sa base, sans s’affranchir totalement d’une philosophie pro-entreprises sous-jacente.

🟥 Bardella et Tanguy : le retour de la rigueur libérale sous vernis national

En 2023-2025, avec Jordan Bardella comme président du RN et son conseiller économique Jean-Philippe Tanguy en architecte des finances, le parti opère un nouveau réajustement de sa ligne économique. Désormais aux portes du pouvoir, l’extrême droite cherche à gagner en crédibilité auprès des milieux d’affaires et des gestionnaires. Cela passe par l’affichage d’une orthodoxie budgétaire rigoureuse, inédite pour un mouvement longtemps europhobe et dépensier en paroles. Bardella et Tanguy promettent ainsi de ramener le déficit public sous la barre des 3 % du PIB en cinq ans, conformément aux critères de Maastricht, grâce à un plan drastique de réductions des dépenses publiques évalué à 100 milliards d’euros sur le quinquennat 1.

Dans son « contre-budget » alternatif pour 2026, dévoilé à l’automne 2025, le RN détaille les mesures censées incarner ce tournant rigoureux. Le parti propose 36 milliards d’euros d’économies supplémentaires par rapport au budget gouvernemental, grâce à une kyrielle d’amendements coup de poing 2. Il s’agit en réalité d’une application anticipée de pans entiers du programme présidentiel lepéniste. Les principales coupes visent des cibles idéologiques claires : l’immigration, l’Union européenne, les dépenses sociales « non contributives » et ce que Marine Le Pen appelle les « dépenses inutiles ». Par exemple, le RN prétend économiser 11,9 milliards d’euros dès 2026 sur le dos des immigrés en réservant certaines prestations sociales aux étrangers ayant au moins cinq ans de travail en France et en expulsant plus rapidement les chômeurs étrangers. Ces montants sont jugés fantaisistes : les caisses de sécurité sociale estiment que l’ensemble des aides versées aux étrangers non-contributifs atteint au maximum 9 milliards d’euros par an, loin des économies annoncées par le RN. De surcroît, conditionner ainsi les prestations à la nationalité ou au nombre d’années de travail constituerait une « préférence nationale » anticonstitutionnelle, déjà censurée par le Conseil constitutionnel. Ce qui n’empêche pas le RN d’en faire sa clé de voûte, quitte à « faire fi des doutes émis depuis des années sur [la] faisabilité et [le] chiffrage » de ses propositions.

Autre gisement d’économie illusoire : la contribution française au budget de l’UE, que Marine Le Pen entend réduire unilatéralement de près de 8,7 milliards d’euros. Là encore, une telle ponction serait infaisable sans violer nos engagements européens (au risque de sanctions juridiques et de représailles financières de Bruxelles) et supposerait de renégocier à la baisse notre part du budget européen, un scénario hautement improbable à court terme. Le RN vise en outre les agences de l’État et les opérateurs publics, dont il veut réduire uniformément les dotations de 20 %, pour un gain espéré de 7,7 milliards d’euros. Même des secteurs qu’on aurait crus préservés par Marine Le Pen, comme les Outre-mer ou l’apprentissage, seraient mis à la diète sans distinction. Enfin, fidèle à sa rhétorique sécuritaire, le RN surestime la fraude sociale et fiscale : il imagine récupérer 15 milliards d’euros de fraudes, là où le Haut Conseil des finances publiques juge déjà « peu crédible » l’hypothèse gouvernementale de 1,5 milliard. Des recettes virtuelles qualifiées « d’économies fantômes » par certains observateurs.

En parallèle de ces coupes radicales, le RN de Bardella conserve et amplifie sa dimension pro-entreprises et offre héritée tant de Jean-Marie Le Pen que du soutien accru de certains grands patrons. Jordan Bardella l’a martelé dans une lettre ouverte aux entrepreneurs à la rentrée 2025 : « L’avenir de la France se conjugue avec celui de ses entreprises (…) nous déverrouillerons les contraintes qui pèsent sur la croissance pour vous permettre d’être les artisans d’un nouvel élan » 3. Dans ce « pacte de confiance » proposé au patronat, on retrouve toutes les mesures phares d’un agenda libéral classique : suppression des normes jugées étouffantes, baisse de 20 % des impôts de production, allègement de la bureaucratie et même la fin de « l’immigration d’assistanat » pour, selon Bardella, soulager les finances publiques et le marché de l’emploi. Charles-Henri Gallois, nouveau conseiller économique du RN, résume sans détour cette orientation : selon lui, la priorité est de « baisser la mauvaise dépense publique » et « relancer la production en élaguant les normes et en baissant la fiscalité », seule voie pour rééquilibrer les comptes par la croissance.

On retrouve là le crédo de la politique de l’offre, appliqué avec zèle. Le RN promet ainsi un « choc fiscal » en faveur des entreprises, allant jusqu’à prévoir près de 20 milliards d’euros de baisses d’impôts de production sur le quinquennat : suppression complète de la cotisation foncière des entreprises, puis de la Cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises, etc. « Un choc de production, un choc de compétitivité… pour nos entreprises avec la baisse massive des impôts de production », clame d’ailleurs Jean-Philippe Tanguy, le « Monsieur Finances publiques » du parti, pour justifier ces largesses faites au patronat.

Le revers de la médaille, c’est que ces baisses d’impôts et de TVA (notamment la TVA à 0 % sur certains produits de première nécessité et une TVA réduite sur l’énergie promise par Marine Le Pen) creuseraient considérablement les pertes de recettes de l’État. Or, le RN compte sur ces mêmes recettes pour réduire le déficit : l’équation ne tient que si une croissance économique miraculeuse génère un surcroît de rentrées fiscales. Faute de quoi, comme le reconnaît implicitement le parti, il faudrait trouver de nouvelles économies ou abandonner certaines promesses. Par exemple, Marine Le Pen maintient pour l’heure son coûteux projet de retraite à 60 ans, chiffré à 35 milliards d’euros par an, ce qui semble incompatible avec l’austérité prônée. En somme, le programme économique version 2025 du RN reste un puzzle fragile, alignant des économies incertaines et des dépenses bien réelles – pour paraphraser Le Monde.

Enfin, il apparaît que le RN n’a jamais été aussi proche des milieux patronaux qu’aujourd’hui, ce qui en dit long sur la nature réelle de son programme économique. Longtemps honni par le grand capital, le parti lepéniste reçoit désormais un accueil courtois – voire favorable – de la part d’organisations comme le MEDEF. Jordan Bardella a été invité aux universités d’été de l’organisation patronale en août 2025, où son discours anti-fiscalité et pro-entreprise a trouvé une oreille attentive. Plusieurs grands fortunes françaises, telles que Vincent Bolloré ou l’entrepreneur Pierre-Édouard Stérin, affichent ouvertement leur soutien à l’union des droites autour du RN ; ces milliardaires sont connus pour être des ultralibéraux en économie. Il n’est donc pas surprenant que le programme du RN, sous ses atours nationalistes, ne rompe en rien avec la logique économique libérale dominante Bien au contraire, il la pousse à l’extrême en y ajoutant une dimension xénophobe. En privilégiant les allègements fiscaux aux entreprises et en sabrant dans des dépenses publiques souvent sociales (subventions aux associations, aide médicale d’État, aide au développement, etc.), les orientations économiques du RN « nouvelle manière » profiteraient d’abord aux détenteurs de capital et aux employeurs, au détriment des plus précaires. Les inégalités pourraient ainsi se creuser davantage : d’une part parce que les ménages modestes pâtiraient de la diminution des services publics et prestations jugées « inutiles », d’autre part parce que les baisses d’impôts profiteraient peu aux classes populaires. Elles paient en effet peu d’impôt sur le revenu, et sont principalement touchées par la TVA. Or une baisse de TVA, comme celle promise sur l’énergie, est vite neutralisée si l’État compense ailleurs ou réduit les aides directes.

L’évolution du programme économique du RN au fil des décennies illustre une adaptation opportuniste aux attentes du moment, sans projet cohérent de justice sociale. Sous des accents tour à tour libéraux ou sociaux, c’est toujours la même politique de l’offre qui prédomine, avec son lot de promesses hardies et de chiffrages douteux et une constante : faire passer avant tout les intérêts perçus des « nationaux » et des entreprises, en laissant sciemment de côté la réduction des inégalités et la solidarité universelle.

Notes
1 – Clément Guillou et Corentin Lesueur, « Le programme budgétaire du Rassemblement national ou le mystère des “100 milliards” d’économies », Le Monde, 19 octobre 2025.
2 – Clément Guillou et Corentin Lesueur, « Le RN propose un contre-budget hypothétique et radical », Le Monde, 23 octobre 2025.
3 – Quentin Gérard, « Crise économique et politique : la lettre de Jordan Bardella pour rassurer les chefs d’entreprise », Le Journal du Dimanche, 3 septembre 2025.

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