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Fast fashion : la France légifère, le marché décide

Malgré une législation pionnière et les déclarations fermes du gouvernement, l’arrivée de Shein au BHV illustre l’impuissance d’un État pris au piège du libre-échange et de sa propre dépendance logistique.

Le 5 novembre, Shein ouvrira un espace de vente au BHV Marais, en plein cœur de Paris. Ce grand magasin historique, fondé au XIXᵉ siècle et connu pour ses vitrines emblématiques et sa clientèle urbaine, est une institution du commerce parisien. De son côté, Shein, géant chinois de la mode à bas prix, est devenu en quelques années un symbole de la fast-fashion mondialisée : des vêtements produits à très grande vitesse dans des conditions de travail déplorables, vendus à des prix dérisoires et expédiés directement depuis la Chine vers les consommateurs.
L’annonce de son arrivée au BHV a provoqué une onde de choc politique et sociale : manifestations, retraits de marques partenaires, désengagement de Disneyland Paris et de la Banque des territoires1, critiques publiques de la maire de Paris, Anne Hidalgo, et du ministre du Commerce, Serge Papin, qui parle d’un « mauvais signal qu’il faut éviter ».
Malgré les pressions, l’ouverture aura bien lieu. Cet épisode illustre un malaise plus profond : celui d’un État qui édicte des lois mais ne contrôle plus les effets du système économique qu’il a lui-même organisé.

Une loi française sans levier réel

La France s’est dotée en 2025 d’une loi « anti-fast-fashion », présentée comme une première en Europe. Le texte impose une éco-contribution progressive pouvant atteindre 10 euros par article, interdit la publicité pour les marques concernées et renforce les obligations de traçabilité environnementale.

Mais la loi n’est pas encore appliquée. Adoptée par le Parlement au printemps 2025, elle attend toujours ses décrets d’exécution, censés préciser les seuils, les barèmes et les modalités de sanction. Autrement dit, le cadre juridique existe, mais ses effets concrets ne se feront sentir qu’à partir de 2026, au mieux.

Cette lenteur renforce le sentiment d’un décalage entre l’urgence écologique affichée et la réalité administrative. Aucune de ces mesures n’empêche pour l’instant une enseigne étrangère de s’implanter ni de vendre ses produits à bas coût. La loi encadre les pratiques sans en bouleverser la logique. Shein agit donc dans les limites légales actuelles et c’est précisément ce qui pose problème.

La structure de fonctionnement de ces plateformes explique aussi la difficulté à les encadrer. Shein et Temu, un autre géant chinois du commerce en ligne spécialisé dans les produits à prix cassés, n’ont pas de stocks, produisent à la demande et s’appuient sur un réseau de sous-traitants invisibles. Leur puissance repose sur des algorithmes capables d’ajuster la production en temps réel selon les tendances, et sur un maillage fiscal international qui leur permet d’échapper en grande partie à l’impôt.

Leurs ventes transitent par des sociétés basées en Irlande, à Singapour ou à Hong Kong, et leurs envois sont fragmentés en petits colis pour rester sous le seuil de taxation douanière. Ce système, qui contourne les règles sans les enfreindre, rend toute régulation nationale inopérante.

Cette organisation ne sort pas de nulle part. Elle prolonge celle d’AliExpress, première grande plateforme chinoise à avoir inondé l’Europe de micro-colis à bas prix, contournant les taxes grâce à la sous-déclaration systématique de la valeur des produits. Temu et Shein ont perfectionné cette méthode, en la combinant à une production ultra-flexible et à un marketing agressif sur les réseaux sociaux.

Leur succès ne tient pas seulement au prix, mais à une maîtrise totale de la chaîne logistique et numérique, qui relègue les États au rôle de simples spectateurs.

Quand l’État devient acteur malgré lui

Le paradoxe est encore plus visible dans la collaboration entre Temu et La Poste. En 2025, la plateforme chinoise a signé un protocole d’accord avec le groupe postal français pour fluidifier la livraison des colis en provenance de Chine via Colissimo. Officiellement, l’objectif est d’améliorer la traçabilité et la transparence. En réalité, cet accord facilite l’arrivée de millions de petits paquets à bas prix qui échappent à la TVA et aux droits de douane, car ils restent sous le seuil de 150 euros. La Poste, dont l’État est l’actionnaire majoritaire, devient ainsi un rouage du système qu’elle est censée encadrer. Le pouvoir public, qui dénonce les excès de ce fonctionnement, en assure lui-même la logistique.

Les limites du cadre européen

Cette impuissance tient autant aux limites du cadre juridique qu’au manque de courage politique pour le remettre en cause. Le marché unique européen interdit toute entrave nationale à la libre circulation des biens et des services. Les produits de Shein ou de Temu transitent librement dans l’Union, souvent par les ports de Rotterdam ou de Hambourg, avant d’être distribués en France.

Le coût social de la fast-fashion

Derrière les prix cassés, les effets se mesurent en emplois et en conditions de travail. En France, la montée du e-commerce à bas prix accélère la fermeture de commerces physiques et la précarisation des emplois logistiques. Dans les pays producteurs, les ONG dénoncent des cadences épuisantes et des salaires très inférieurs aux minima légaux. Les plateformes comme Shein et Temu reposent sur un modèle d’externalisation totale : elles n’assument ni les salaires, ni les normes sociales, ni les déchets générés.

En bout de chaîne, la logistique subit directement les conséquences de cette frénésie d’achats. Les retours gratuits et les livraisons à très bas coût font exploser les volumes traités par le réseau postal français. Selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), le taux moyen de retours pour le commerce en ligne atteint 24 % en France et plus d’un consommateur sur deux a retourné au moins un article en 2023. Dans le secteur de la mode, les taux dépassent 20 %, avec des pics à 23 % pour les vêtements.
Ces flux croissants pèsent sur La Poste, dont l’activité colis représente désormais 53 % du chiffre d’affaires, tout en générant une empreinte carbone et un coût humain considérables. Emballages jetables, transports répétés et tri intensif composent un modèle logistique énergivore et difficilement soutenable.

Tant qu’ils respectent les normes minimales, aucun gouvernement ne peut légalement en bloquer la vente. Bruxelles prévoit bien de supprimer, à partir de 2026, l’exonération de TVA pour les colis de moins de 150 euros, dans le cadre d’une réforme douanière plus large. Elle doit également renforcer les contrôles sur les ventes transfrontalières en ligne. Mais ces mesures prendront du temps à produire des effets. Certains députés européens proposent d’aller plus loin, en taxant les produits non plus selon leur valeur, mais en fonction de leur impact social et environnemental.

L’idée serait d’imposer davantage les fabricants qui ne respectent pas les droits humains ou les normes écologiques et de favoriser ceux qui s’y conforment. Cette piste permettrait de rétablir une forme d’équité économique, mais elle reste pour l’heure à l’état de projet.

La taxe française sur les colis, un geste plus qu’une solution

En France, le gouvernement tente aussi d’agir sur le plan fiscal. Le projet de loi de finances pour 2026 prévoit la création d’une taxe de 2 euros par colis importé depuis un pays hors Union européenne, principalement ciblée sur les expéditions venues d’Asie. L’objectif affiché est de corriger la distorsion de concurrence entre les plateformes étrangères et les acteurs français soumis à la TVA et aux normes sociales locales.Mais là encore, la portée reste limitée. Ce prélèvement ne remet pas en cause la structure du commerce mondial. Il compensera une partie des pertes fiscales, sans ralentir l’intensité des importations.

Tant que la production restera délocalisée et que le pouvoir d’achat restera contraint, la fast-fashion continuera de prospérer.

Un État législateur sans pouvoir d’action

L’affaire Shein au BHV dépasse la polémique commerciale. Elle met en lumière l’écart croissant entre la volonté politique et la réalité économique. La France veut réguler la fast-fashion, mais se heurte à un système qui protège la fluidité du commerce plus que la cohérence des politiques publiques.

Elle légifère pour encadrer des pratiques qu’elle contribue elle-même à rendre possibles, en défendant le libre-échange, en s’appuyant sur des infrastructures publiques mondialisées et en acceptant la logique du « toujours moins cher ».

Les limites du  "consommateur responsable”

Selon l’étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) publiée en septembre 2025, le prix reste le principal déterminant des comportements d’achat, loin devant les préoccupations écologiques.

Ainsi 61 % des Français déclarent acheter des produits “responsables” uniquement lorsqu’ils sont abordables et 70 % des acheteurs de vêtements d’occasion disent le faire d’abord pour des raisons économiques.

Autrement dit, même les citoyens les plus sensibilisés à l’environnement continuent d’arbitrer en fonction du budget, pas de la conviction. Ce constat illustre la difficulté d’une transition fondée sur la seule morale individuelle : tant que le pouvoir d’achat restera contraint, les promesses de consommation durable resteront marginales.

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