Forteresse Europe, replis nationalistes : quelle issue pour les migrations ?
Immigration : les vérités qui fâchent les fachos (4/4)
Des États-Unis à l’Europe, la tentation du repli domine les politiques migratoires, au prix de milliers de vies et d’un aveuglement persistant sur les causes profondes des exils.
Des barbelés sur le Rio Grande, des clôtures électrifiées à Ceuta, enclave espagnole au nord du Maroc, et des navires de guerre au large de la Méditerranée… D’un continent à l’autre, les frontières se ferment, les murs s’allongent et des milliards sont dépensés pour empêcher les migrants de passer. Des États-Unis à l’Europe, une même obsession domine : faire de la migration un péril à repousser plutôt qu’un symptôme à comprendre.
Huit ans après sa défaite, Donald Trump est de retour à la Maison-Blanche. Réélu en novembre 2024, il a entamé en janvier 2025 un second mandat non consécutif marqué, dès ses débuts, par un durcissement rapide de la politique migratoire américaine. L’administration a rétabli les expulsions accélérées, restreint l’accès à l’asile et soutenu l’adoption du Laken Riley Act, promulgué en janvier 2025¹.
Cette loi impose la détention automatique des étrangers soupçonnés de certains délits et autorise les États à poursuivre le gouvernement fédéral en cas de manquement à ses obligations migratoires. Parallèlement, Donald Trump a réaffirmé son intention de supprimer le droit du sol pour les enfants de sans-papiers, mesure très controversée et actuellement suspendue par la Cour suprême.

Le parc d’État de Border Field, près d’Imperial Beach, à San Diego, en Californie. (Photo CBP)
Ces décisions s’inscrivent dans une rhétorique de « protection de la frontière sud », justifiant l’extension du mur frontalier et un budget fédéral record consacré à la sécurité. Aux États-Unis comme en Europe, la rhétorique de « l’invasion » est redevenue un outil électoral. Elle entretient la peur et légitime l’exception : militariser, repousser, dissuader.
L’Europe verrouille ses frontières
Sur le Vieux Continent, les dirigeants poursuivent la même logique. Selon Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, les arrivées irrégulières aux frontières extérieures de l’Union européenne ont reculé d’environ 21 % entre janvier et août 2025, pour un total de 112 375 traversées recensées contre plus de 142 000 sur la même période l’année précédente².

(Photo Francesco Placco)
Les routes de la Méditerranée centrale, entre la Tunisie et l’Italie, et orientale, entre la Turquie et la Grèce, demeurent les plus fréquentées. Mais cette baisse apparente ne traduit aucune amélioration : les trajets deviennent plus dangereux, les réseaux de passeurs plus organisés et les conditions de traversée parfois mortelles.
Le projet Missing Migrants de l’Organisation internationale pour les migrations recense plus de 72 700 morts ou disparus sur les routes migratoires mondiales depuis 2014, dont près de 850 pour la seule année 2025, toutes régions confondues, et 129 en Méditerranée³.
Externaliser la violence
Derrière cette apparente « maîtrise », l’Union européenne poursuit une politique d’externalisation contestée. Des accords avec la Turquie, la Libye et la Tunisie visent à retenir les migrants en échange d’aides financières.

Des centaines de réfugiés libyens font la queue pour recevoir de la nourriture dans un camp de transit près de la frontière tuniso-libyenne. (Photo ONU/OCHA/David Ohana)
Ces partenariats permettent à Bruxelles de déléguer le contrôle migratoire à des États tiers, souvent au détriment des droits humains. En Libye, les ONG documentent encore des tortures, des viols et des extorsions dans les centres de détention, parfois financés par des fonds européens⁴.
En Tunisie, Human Rights Watch a rapporté cette année des refoulements vers le désert libyen après des pressions de l’Union européenne⁵. En sous-traitant la répression, l’Europe repousse la frontière au risque de la rendre encore plus inhumaine.
Les nationalismes prospèrent
En France, en Italie, en Hongrie ou en Allemagne, les droites radicales ont fait de l’immigration un levier politique majeur. En France, le Rassemblement national, victorieux aux européennes de 2024, a réussi sa « dédiabolisation ». En Italie, avec Giorgia Meloni, en Hongrie, avec Victor Orbán, et plus globalement partout en Europe, les discours identitaires prospèrent.
Partout, la même mécanique se met en branle pour transformer une réalité complexe en menace existentielle, détourner la colère sociale et faire oublier que la plupart des pays européens comptent moins de 12 % d’immigrés, bien en deçà des niveaux observés au Canada ou aux États-Unis.
Traiter les causes, pas les effets
Pourtant, la fermeture n’est pas une fatalité. Les économistes, les démographes et les climatologues sont unanimes : la seule manière durable de réduire les migrations forcées consiste à en traiter les causes.
La Banque africaine de développement estime que l’Afrique devra créer douze millions d’emplois par an d’ici 2035 pour absorber sa jeunesse⁶ et la Banque mondiale anticipe que le changement climatique pourrait déplacer jusqu’à 216 millions de personnes d’ici 2050⁷.
Les migrations ne sont donc pas un « problème », mais le symptôme d’un déséquilibre mondial entretenu par un modèle économique inégalitaire. Chaque euro investi dans l’éducation, la santé ou l’agriculture durable réduit la probabilité d’un départ. Chaque accord commercial plus équitable permet à des familles de rester sur leur terre.
Les milliards engloutis dans les barbelés, les drones et les murs pourraient transformer les sociétés d’origine. À Ceuta, à Melilla, points de passages majeurs pour les migrants venant d’Afrique subsaharienne, à Lampedusa ou au Texas, les clôtures ne sont que les symptômes d’un échec politique qui traite les effets plutôt que les causes. Personne n’aime quitter sa maison et sa famille. Mais quand il n’y a pas d’avenir, partir devient la seule option.
Tant que les murs vaudront plus que les ponts, l’humanité restera prisonnière de ses peurs. Repenser les migrations, c’est d’abord réapprendre à voir dans l’autre non une menace, mais un miroir de nos propres déséquilibres.
Notes et sources
- Le Laken Riley Act, adopté par le Congrès américain et promulgué en janvier 2025, renforce la politique migratoire des États-Unis. Il tire son nom d’une étudiante américaine tuée en 2024 par un migrant en situation irrégulière, un drame devenu symbole politique dans le discours sécuritaire de Donald Trump.
- Frontex, ou Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, est l’organisme chargé de surveiller et de coordonner le contrôle des frontières extérieures de l’Union européenne. Basée à Varsovie, elle collecte des données sur les traversées irrégulières et appuie les États membres dans les opérations de surveillance et de refoulement. L’agence est régulièrement critiquée pour son manque de transparence et son implication dans des violations des droits humains aux frontières européennes. Source : frontex.europa.eu.
- Le Missing Migrants Project est une base de données mondiale créée par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) afin de recenser les décès et disparitions de personnes en migration. Selon ses dernières mises à jour, plus de 72 700 morts ou disparus ont été enregistrés depuis 2014 sur l’ensemble des routes migratoires mondiales, dont 850 en 2025 (toutes régions confondues) et 129 en Méditerranée. Source : missingmigrants.iom.int.
- Amnesty International – Libya’s Dark Web of Collusion (rapport mis à jour 2025) : amnesty.org.
- Human Rights Watch – Tunisia: Migrants Abused, Expelled to Desert (2025) : hrw.org.
- Banque africaine de développement – Jobs for Youth in Africa (2024) : afdb.org.
- Banque mondiale – Groundswell: Acting on Internal Climate Migration (2024) : worldbank.org.
Lampedusa, porte d’entrée et symbole du naufrage européen

Des migrants arrivant sur l’île de Lampedusa en août 2007. (Photo Sara Prestianni via Noborder Network)
À mi-chemin entre la Tunisie et la Sicile, Lampedusa est le point le plus méridional de l’Italie et l’une des principales portes d’entrée vers l’Europe pour les migrants venus d’Afrique du Nord. Sur ses vingt kilomètres carrés, cette petite île de Méditerranée incarne depuis des années les contradictions de la politique migratoire européenne : humanité des habitants, détresse des exilés, impuissance des États.
Chaque année, des milliers de personnes y débarquent après avoir traversé la mer dans des conditions extrêmes. En 2023, plus de cent mille migrants ont atteint Lampedusa, un record depuis 2016. Le centre d’accueil, prévu pour 400 personnes, en a parfois hébergé plus de 500 à la fois.
Face à cet afflux, l’Union européenne a choisi de renforcer la surveillance maritime et de négocier avec la Tunisie pour bloquer les départs, plutôt que de mettre en place un mécanisme de répartition solidaire entre États membres. Lampedusa est ainsi devenue le symbole de la forteresse Europe : un lieu où se croisent la solidarité locale et l’échec collectif d’une politique fondée sur la peur plutôt que sur l’accueil.
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