L’« illibéralisme », la jolie façon de présenter les dérives autoritaires
Alors que plusieurs régimes élus s’attaquent aux libertés fondamentales, le concept de l’« illibéralisme » minimise leurs actions. Et laisse à croire aux opposants que le seul libéralisme représente l’idéal démocratique.
Attaques contre les juges, médias muselés, oppositions marginalisées : partout où il s’impose, ce phénomène n’a rien d’un simple « ajustement » démocratique. Pourtant, on l’appelle « illibéralisme ». Un terme élégant, presque universitaire, qui masque la réalité de régimes élus qui détruisent les contre-pouvoirs et s’enfoncent dans l’autoritarisme.
Théorisé dans les années 1990, puis popularisé en 2014 par le Premier ministre hongrois, Viktor Orbán, qui s’en est officiellement réclamé, l’ « illibéralisme » est désormais repris par les commentateurs politiques, les médias et même une partie de la droite traditionnelle. Il a l’avantage de transformer une dérive brutale, avec le passage progressif de la démocratie à la dictature, en une variante acceptable du régime représentatif. Comme si l’on pouvait mettre sur le même plan « démocratie libérale » et « démocratie illibérale », l’une sage et policée, l’autre un peu rugueuse mais tout aussi légitime.
Un piège sémantique qui légitime l’inacceptable
L’« illibéralisme » n’est pas une forme de démocratie. C’est une manière adoucie de qualifier des régimes qui affaiblissent l’État de droit, musellent la presse, placent la justice sous tutelle et s’en prennent aux minorités. Derrière ce vocabulaire, le risque est de banaliser les dérives autoritaires tout en présentant le libéralisme comme l’unique horizon de la démocratie. Cette simplification est dangereuse. Car en réalité, ces régimes ne s’opposent pas au libéralisme économique, ils s’en accommodent même très bien. Privatisations, inégalités, oligarchies : Orbán, Erdogan ou Modi conjuguent capitalisme néolibéral et autoritarisme politique, sans contradiction.
Trump : l’autoritarisme américain en marche
L’exemple de Donald Trump le montre crûment. On nous explique qu’il aurait flirté avec « l’illibéralisme ». Non : il a attaqué de front l’État de droit. Médias qualifiés « d’ennemis du peuple », juges insultés ou limogés, Congrès contourné à chaque occasion, refus d’admettre sa défaite en 2020, incitation à l’insurrection du 6 janvier 2021… Tout cela n’est pas une variante « illibérale » de la démocratie, mais une tentative de la vider de son contenu pour installer une présidence autoritaire.
En Hongrie, Orbán n’a pas bâti une « démocratie illibérale ». Il a méthodiquement installé une démocratie autoritaire : Constitution sur mesure, mise au pas de la justice, de la presse, affaiblissement des ONG. En Pologne, le PiS a fait la même chose : tribunaux sous tutelle, médias publics transformés en organes de propagande, opposition harcelée. Appeler cela « illibéralisme » revient à maquiller un basculement vers l’autoritarisme.
Israël : l’État de droit en sursis
En Israël, le projet de réforme judiciaire mené par le gouvernement ultra-droitier de Benyamin Netanyahou illustre l’offensive contre une démocratie jusqu’ici réputée solide. En 2023, des foules immenses ont manifesté à Tel-Aviv et Jérusalem contre une loi qui vise à réduire les pouvoirs de la Cour suprême⁴. La coalition au pouvoir, alliance du Likoud et de l’extrême droite religieuse, cherche à limiter l’indépendance de la justice pour gouverner sans entraves, au risque de fracturer le pays. Face à ces velléités autoritaires, une partie de la société israélienne se mobilise vigoureusement pour défendre l’État de droit.
Le ver est dans le fruit : quand la droite classique reprend le discours
Le plus inquiétant est que cette rhétorique gagne la droite dite « républicaine ». En France, Bruno Retailleau peut affirmer sans trembler que « l’État de droit, ça n’est pas intangible ni sacré ». Laurent Wauquiez dénonce le « pouvoir des juges » dès qu’une décision lui déplaît². Même Édouard Philippe s’ouvre à l’idée de contourner les corps intermédiaires par des référendums d’initiative populaire³, une proposition portée de longue date par Marine Le Pen.
Là encore, qualifier ces tentations de « dérive illibérale » est une erreur : c’est un alignement sur des logiques autoritaires. La droite classique banalise ce qui relevait hier de l’extrême droite.
Nommer les choses : de l’illibéralisme à l’autoritarisme
Un glissement idéologique et sémiologique qui prépare le terrain pour l’arrivée du Rassemblement national au pouvoir. Une extrême droite qui attaquera rapidement le Conseil constitutionnel, présenté comme un obstacle au « peuple souverain », en réduisant son rôle de gardien des libertés. Elle cherchera à soumettre la justice, par des nominations politiques ou des réformes qui placeront les magistrats sous tutelle. Elle s’en prendra à la presse indépendante et à ses financements, au nom de la lutte contre les « médias militants », pour renforcer les organes proches du pouvoir. Elle visera aussi les associations et les syndicats, en les privant d’argent public ou en les accusant d’« anti-patriotisme ». Tout ce qui incarne un contre-pouvoir sera traité comme un ennemi à abattre.
Le vocabulaire « illibéral » adoucit ce scénario au lieu de le nommer pour ce qu’il est : une marche planifiée vers l’autoritarisme. Il est temps de sortir de ce piège sémantique. L’illibéralisme n’existe pas. Il n’y a que deux réalités : soit des démocraties qui tiennent debout grâce à leurs contre-pouvoirs, soit des régimes qui les détruisent. Ces derniers ne sont pas « illibéraux » mais bien autoritaires. Et si l’on ne nomme pas clairement les choses, on accepte par avance la dérive qui vient.
(Photos DR – CC/ Montage LNP)
Notes :
1 – Le Monde, « Marine Le Pen veut contourner le Conseil constitutionnel », 2022.
2 – France Culture, « La droite française et l’État de droit », 2023.
3 – Libération, « Édouard Philippe et le référendum populaire », 2021.
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