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Lobbies : une démocratie sous influence

Les sommes colossales investies par certaines entreprises pour peser sur nos institutions menacent l’intérêt général et fausse le débat démocratique. Dernier exemple en date, les banques, qui veulent mettre à mal un dispositif anti-fraude.

Le résultat de mon contrôle est effarant ! » C’est par ces mots que le rapporteur général de la commission des finances du Sénat, Jean-François Husson (LR), a ouvertement dénoncé le rôle joué par la Fédération bancaire française (FBF) pour affaiblir une disposition clé contre la fraude fiscale.

Le 19 juin, après un contrôle des pièces au ministère de l’Économie, le sénateur a révélé, lors d’une conférence de presse, que le texte d’application pris par le gouvernement contenait « une brèche dans laquelle les banques peuvent s’engouffrer pour continuer à frauder l’impôt ». Il a donc « vidé d’effectivité » une loi votée à l’unanimité par le Parlement. En cause : la lutte contre le mécanisme dit « CumCum ». Il permet aux actionnaires étrangers d’entreprises françaises de contourner l’imposition à la source en déplaçant temporairement leurs actions dans une banque, qui est rémunérée pour cette opération.

Malgré les avertissements de plusieurs directions de Bercy, qui redoutaient un « risque polémique sévère », le gouvernement a publié en avril un texte introduisant des cas de non-application de l’impôt, conformément aux demandes du lobby bancaire. Résultat : les banques peuvent continuer à profiter de cette pratique d’évasion fiscale, estimée à plus de 33 milliards d’euros de pertes pour les finances publiques sur vingt ans, mais très rémunératrice pour elles.

Au delà du symptôme, une maladie bien installée

La manœuvre a scandalisé les sénateurs. Jean-François Husson dénonce un Parlement « bafoué » et exige le retrait immédiat de ce texte. « Qui protège la délinquance en col blanc ? » a-t-il lancé, rappelant qu’une enquête judiciaire est en cours, avec plusieurs perquisitions menées en 2023 dans les plus grandes banques françaises.

Cet épisode met crûment en lumière un phénomène plus large : le poids croissant des lobbies dans l’élaboration et l’application des lois, au détriment de l’intérêt général. Dans une société qui fonctionne correctement, aucune décision politique ne devrait être dictée par des intérêts privés au détriment de l’intérêt collectif. Pourtant, le lobbying, cette pratique institutionnalisée d’influence, infiltre chaque jour un peu plus nos processus décisionnels.

Le problème est structurel : ce sont ceux qui disposent du plus d’argent qui ont les meilleures chances d’orienter les textes de lois et les politiques publiques. À Bruxelles, près de 50 000 lobbyistes gravitent autour des institutions européennes, dans un marché qui dépasse très largement les 3 milliards d’euros par an(¹).

Cette « force de frappe » fausse radicalement le jeu démocratique. Comment imaginer que les intérêts de citoyens modestes, de syndicats de salariés ou d’associations environnementales puissent peser face à la puissance financière des grands groupes industriels ?

Une inégalité d’accès insoutenable

Le lobbying n’est pas illégal : il est même encadré par des dispositifs réglementaires. En France, la loi Sapin II de 2016 impose un enregistrement obligatoire des représentants d’intérêts auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Au niveau de l’UE, le registre de transparence de l’Union européenne conditionne l’accès aux institutions pour les groupes d’intérêts.

Ces outils apportent un peu de clarté, mais ils ne corrigent en rien les déséquilibres fondamentaux. Les multinationales disposent de cabinets spécialisés, de réseaux, de budgets colossaux, quand les citoyens ou les ONG doivent se battre pour être entendus. Bruxelles est aujourd’hui l’une des deux capitales mondiales du lobbying, au coude à coude avec Washington.

Même en France, des lobbies sectoriels exercent une influence massive. Prenons la FNSEA, le syndicat majoritaire dans le monde agricole : bien qu’il ne représente qu’un quart des agriculteurs français, il parvient à orienter les politiques agricoles dans le sens des intérêts des plus gros exploitants. Les plus petites fermes, les producteurs bio ou en circuits courts restent largement marginalisés dans ces négociations.

« Le lobbying, c’est normal en démocratie » : vraiment ?

Les défenseurs du lobbying avancent souvent un argument : « C’est normal dans une démocratie que les citoyens puissent défendre leurs intérêts ». Certes. Le droit de pétition, d’expression et de participation est fondamental.

Mais ce qui pose problème, c’est que l’accès à ces moyens d’influence est profondément inégal. Quand une entreprise pétrolière consacre 250 millions d’eurosen lobbying européen sur une décennie et organise plus de 327 rencontres avec la Commission européenne en quelques années, il ne s’agit plus d’un simple droit d’expression. C’est un véritable pouvoir de manipulation des politiques publiques.

Les ONG et la gauche radicale rappellent que ce déséquilibre aboutit à une privatisation de l’espace public et à une déformation systématique du débat démocratique. La France Insoumise, par exemple, dénonce régulièrement le rôle des lobbies industriels, qu’elle considère comme une composante du « système oligarchique ». Le Parti communiste français et de nombreuses ONG (comme Transparency International France) plaident pour un encadrement bien plus strict de ces pratiques.

Un contre-pouvoir citoyen indispensable

L’Europe ne manque pas de textes sur la transparence, mais le poids croissant des cabinets de lobbying démontre que la régulation actuelle est insuffisante. Le lobbying dévoie le processus législatif : les textes sont souvent écrits ou inspirés par les groupes qu’ils sont censés réguler.

Face à cette situation, des mouvements émergent. Plusieurs ONG, comme Notre Affaire à Tous, Friends of the Earth Europe ou Transport & Environnement, réclament une révision profonde des règles du lobbying. Leur revendication est simple : garantir que les décisions publiques restent sous le contrôle de l’intérêt général et non de quelques intérêts privés.

La démocratie ne peut s’accommoder durablement de cette prise de pouvoir par l’argent. Un véritable rééquilibrage est nécessaire pour rendre aux citoyens ce qui leur appartient : la maîtrise des choix collectifs.

(Photo Willfred Wende – CC)

1- Un article du Monde, évoque une étude réalisé en 2012. Le chiffre est forcément très en dessous de la réalité actuelle.


Qui sont les poids lourds du lobbying en Europe ?

Portraits de quelques champions de l’influence à Bruxelles.

Le Conseil européen de l’industrie chimique (CEFIC)

Le CEFIC regroupe les géants de la chimie européenne : BASF, Dow, Bayer, Arkema, etc. C’est l’un des lobbies les plus puissants de Bruxelles. En 2019, le journal Le Monde notait que le le CEFIC consacrait plus de 12 millions d’euros à son lobbying, mobilisant 78 lobbyistes accrédités auprès des institutions européennes. Son objectif : peser sur toutes les régulations environnementales (produits toxiques, pollution de l’air, sécurité sanitaire…).

La FNSEA : le syndicat agricole hyperconnecté

En France, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) est un acteur incontournable. Fort de ses réseaux au ministère de l’Agriculture, au Parlement et au sein des grandes instances européennes, le syndicat défend en priorité les intérêts des grosses exploitations. Il dispose d’un accès privilégié aux décideurs et influence les grandes orientations de la politique agricole commune.

Les « majors » pétrolières : BP, Shell, TotalEnergies, Chevron, ExxonMobil

Ces géants dépensent sans compter pour préserver leur modèle économique carboné. De 2010 à 2019, ils ont investi plus de 250 millions d’euros en lobbying européen. Ils multiplient les rencontres de haut niveau : plus de 327 rendez-vous avec des responsables de la Commission européenne entre 2014 et 2019. Leur objectif ? Peser sur les textes relatifs à la transition énergétique, retarder les normes environnementales, promouvoir les fausses solutions comme le captage du carbone.

Le Cercle de l’industrie

Club discret regroupant les grands industriels français (Airbus, EDF, Orange, Renault, Sanofi…), le Cercle de l’industrie est un espace d’influence particulièrement prisé des eurodéputés et des hauts fonctionnaires. Sa mission ? Faciliter un dialogue « informel » entre industriels et décideurs politiques, notamment sur les grands dossiers économiques et fiscaux.

Les géants de l’agroalimentaire

Des entreprises comme Nestlé, Danone, Mondelez ou Coca-Cola ont investi des sommes colossales pour influencer les politiques nutritionnelles européennes. En 2010, les lobbies de l’agroalimentaire ont dépensé plus d’un milliard d’euros pour s’opposer à l’instauration d’un logo nutritionnel obligatoire au niveau de l’Union européenne


Petite histoire des lobbies : des couloirs britanniques aux bureaux de Bruxelles

Au XVIIe siècle, en Angleterre, des intermédiaires attendaient les parlementaires dans les couloirs du Parlement pour tenter de les convaincre.D’où l’utilisation du mot « lobby» qui signifie « couloir » ou « antichambre ».

Aux États-Unis, le lobbying est rapidement institutionnalisé : dès 1791, le premier amendement consacre le droit de pétition. En 1946, le Lobbying Act encadre les pratiques.

En France, le développement est plus tardif. Après les lois Le Chapelier de 1791 interdisant les groupements d’intérêts, il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour qu’émergent syndicats et associations. Le CNPF (devenu MEDEF) marquera l’entrée du monde économique dans le lobbying institutionnel.

Le mouvement s’accélère à partir des années 1950 avec la construction européenne. Dès 1959, Bruxelles compte déjà 71 groupes d’intérêts. Aujourd’hui, le registre officiel en dénombre plus de 12 000.

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