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Les dossiers LNP Santé

Pour un pôle public du médicament : la santé avant le profit

Il est grand temps de mettre le système de santé, depuis la recherche jusqu’à la distribution de médicaments, à l’abri de la spéculation et des intérêts privés.   

Les pénuries de médicaments se multiplient en France, révélant une dangereuse dépendance aux grands groupes pharmaceutiques. En 2023, près de 5 000 signalements de ruptures de stockS ou risques de rupture ont été enregistrés, contre 2 160 en 2021. Selon France Assos Santé, 37 % des Français ont déjà fait face à une pénurie en pharmacie. Antibiotiques, traitements du cancer, anesthésiants, anti-dépresseurs : aucun segment n’est épargné. Derrière ce constat se cache une réalité accablante : 80% des principes actifs utilisés dans les médicaments vendus en France et dans l’UE proviennent de l’étranger, principalement de la Chine, de l’Inde ou des États-Unis. Pire, au sein même de l’Europe, la France n’est plus que le sixième producteur avec 270 sites de production, employant environ 100 000 personnes. Ces sites appartiennent généralement à de grands laboratoires (Sanofi, Boiron, Pierre Fabre, etc.).

Cette dépendance aux importations n’est pas seulement un problème industriel : c’est une menace directe pour la souveraineté sanitaire de notre pays. Les pénuries ont été « multipliées par trente en 20 ans », expliquait devant le Sénat en 2020 la sénatrice PCF Michelle Gréaumet, dans un pays alors en pleine crise Covid. En d’autres termes, les laboratoires privés ont fait le choix de fabriquer là où c’est le moins cher, sans égard pour la sécurité d’approvisionnement des patients. Il suffit désormais d’une usine étrangère en difficulté ou d’une spéculation sur un ingrédient pour priver nos hôpitaux et pharmacies de traitements vitaux.

Une idée qui fait son chemin : un pôle public du médicament

Pour garantir un accès continu et équitable aux soins pour toutes et tous, la création d’un pôle public du médicament est une proposition concrète, portée de longue date par les forces de gauche et les acteurs de la santé. Dès 2020, une première proposition de loi a été déposée au Sénat pour créer « un pôle public du médicament et des produits médicaux », à l’initiative des sénatrices du groupe communiste. Bien qu’elle ait été rejetée par la majorité de droite au Sénat, le débat lancé a mis en lumière l’urgence d’une souveraineté sanitaire. En janvier 2024, les députés de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) ont remis le sujet sur la table à l’Assemblée nationale avec une nouvelle proposition de loi visant à créer ce pôle public.

(Photos CC-PXhere)

Cette idée ne sort pas de nulle part : elle figure dans les programmes de la gauche depuis des années, tout comme dans le débat syndical. Le programme L’Avenir en commun de 2022, de La France Insoumise, la défendait déjà, tout comme le Parti communiste français (PCF) qui, lors de ses Assises du médicament en 2021, appelait à « détacher le médicament de la sphère financière » par la création d’un pôle public. Autrement dit, faire du médicament un bien commun universel plutôt qu’une marchandise. Plusieurs députés et sénateurs martèlent ce message, à l’instar de la députée LFI Caroline Fiat qui s’indignait devant les autres élus que «des vies soient en danger parce qu’un laboratoire juge un produit pas assez rentable».

En dépit des obstacles, le combat politique s’intensifie. Des collectifs de soignants, d’usagers et d’économistes soutiennent l’idée qu’un acteur public pourrait produire les médicaments à coût maîtrisé et garantir la transparence sur les prix de revient. Mais «en aucun cas la relocalisation ne doit se faire en laissant les mains libres aux industriels», prévenait en 2011 Manuel Bompard, alors député européen. L’État doit intervenir directement. 

Les Français financent la recherche… pour le privé

Il faut souligner en effet que la France consacre déjà beaucoup d’argent public au secteur pharmaceutique, mais de manière indirecte : subventions à la recherche, crédits d’impôt (tel le crédit impôt recherche), remboursements de médicaments coûteux, etc. Paradoxalement, cela n’empêche pas des prix très élevés pour certains traitements issus de la recherche publique. Un pôle public du médicament chercherait à éviter que les citoyens paient deux fois, en alignant le prix des médicaments sur les investissements réellement consentis par la collectivité. Par exemple, si un nouveau médicament coûte 1 € par unité à produire et que sa R&D a été financée en grande partie par des fonds publics, il serait vendu à un tarif raisonnable plutôt qu’à un prix « exorbitant » justifié artificiellement par la logique de la marge et du profit.

Un axe central du projet consiste à produire des médicaments génériques à grande échelle. Les génériques sont des copies de médicaments dont le brevet est expiré (donc tombés dans le domaine public) et qui peuvent être fabriqués librement. Actuellement, ces médicaments sont souvent fournis par des laboratoires privés, parfois à des prix supérieurs à ce que pourrait être leur coût de revient réel. L’État pourrait réduire les coûts d’achat pour la Sécurité sociale et les hôpitaux, tout en assurant une meilleure disponibilité. En effet, le privé tend à délaisser certains médicaments peu rentables, comme les anciennes molécules antibiotiques bon marché. Un pôle public pourrait produire ces traitements essentiels, même à faible marge, simplement parce qu’ils sont nécessaires à la collectivité.

Cette maîtrise publique des coûts permettrait de dégager des marges qui serviraient à alimenter un cercle vertueux : les bénéfices de la vente de médicaments génériques ou de molécules à succès pourraient financer la recherche de demain ou combler en partie le déficit de la Sécurité sociale.

Il y a un siècle, la France créait des monopoles publics pour l’électricité ou les transports afin de répondre à l’intérêt général. Aujourd’hui, le même élan doit nous conduire à socialiser la production de médicaments. Un pôle public du médicament serait un pilier d’une Sécurité sociale du XXIᵉ siècle, couvrant le cycle complet du soin : de la recherche au patient, en passant par la production et la distribution.


Ce que contiendrait un pôle public du médicament

Un pôle public du médicament serait une structure 100 % publique, dédiée à la production et la gestion des médicaments d’intérêt général. Concrètement, il s’agirait de :

  • Produire en France des médicaments essentiels (principes actifs, génériques, vaccins, dispositifs médicaux) lorsqu’ils font défaut ou que l’industrie privée abandonne car jugés peu rentables. Cela passe par la relocalisation de la fabrication et la création d’usines publiques ou la réquisition de sites industriels fermés.
  • Constituer des réserves stratégiques pour éviter toute rupture d’approvisionnement sur les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. Le pôle garantirait un stock de sécurité national suffisant pour faire face aux pics de demandes ou aux crises sanitaires.
  • Développer des médicaments innovants grâce à la recherche publique. Un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) financerait la R&D et serait propriétaire des brevets des découvertes qu’il aura financées. Ces brevets publics permettraient de produire des traitements novateurs à prix coûtant, au lieu de les laisser captifs des monopoles privés.
  • Garantir la transparence et des prix justes : le pôle public publierait les coûts réels de production et de recherche, et pratiquerait des prix bas, alignés sur l’intérêt général et non sur le profit. La Sécurité sociale y gagnerait, en cessant de surpayer des médicaments vendus très au-dessus de leur coût réel. Les économies pour l’Assurance maladie pourraient être réinvesties dans la prévention et l’innovation.
  • Utiliser les licences d’office (compulsory licensing) en cas de besoin : si un traitement vital est breveté et inabordable ou indisponible, l’État pourrait autoriser sa production générique via le pôle public. Le Code de la propriété intellectuelle prévoit déjà cette possibilité pour raison de santé publique – il s’agirait de l’appliquer pleinement afin de sauver des vies, quitte à bousculer les privilèges des grands industriels pharmaceutiques.

Ce pôle public aurait une mission double : assurer la souveraineté sanitaire de la France (en produisant localement ce qui est crucial) et socialiser les avancées médicales (en rendant disponibles à tous les traitements, au meilleur coût).


Des modèles qui inspirent : Cuba, Californie, Brésil…

D’autres pays, face aux mêmes défis, ont déjà choisi de reprendre la main sur la production de médicaments, avec succès. Petit tour d’horizon.

PaysContexteDonnées clésExemples / Initiatives
France (2025)Aucune structure publique de production pharmaceutique.Dépendance 80 % aux importations de principes actifs. Pénuries croissantes : 5 000 ruptures signalées en 2023.
CubaIndustrie biopharmaceutique 100 % publique (BioCubaFarma).Le médicament est la 2ᵉ source d’exportations de l’île (15 % des exportations, 900 M $/an en 2011).Cuba a développé ses propres vaccins anti-Covid, financés sur fonds publics.
Californie (USA)Initiative publique CalRx lancée en 2022.Partenariat avec un fabricant à but non lucratif pour produire de l’insuline générique à prix coûtant (30 $ le flacon).Objectif : casser les prix exorbitants et montrer la voie d’une production publique de médicaments.
BrésilPlusieurs laboratoires publics nationaux et régionaux depuis les années 1970.Ex : FURP (État de São Paulo) produit plus de 70 médicaments essentiels. En 2012, 1,5 milliard d’unités fournies.Le Brésil utilise la licence d’office pour produire localement des médicaments brevetés, réduisant les coûts pour le système de santé.

Ces exemples prouvent qu’un autre modèle est possible. Cuba, malgré un blocus économique, exporte massivement des médicaments et a pu vacciner sa population avec ses propres vaccins. La Californie, au cœur du pays du capitalisme, reconnaît qu’il faut une intervention publique contre les abus de Big Pharma et franchit le pas pour l’insuline. Le Brésil a depuis longtemps intégré des producteurs publics au service de son système de santé universel, avec des résultats concrets en matière d’accès aux traitements anti-VIH ou aux vaccins. La Thaïlande voit son organisme public GPO (Government Pharmaceutical Organization) fabriquer des médicaments génériques à grande échelle depuis les années 1970. Partout, lorsque la volonté politique est au rendez-vous, la production publique sauve des vies et fait baisser les coûts.


Nationalisation, EPIC, Europe : oui, c’est possible !

Un argument des sceptiques est de prétendre qu’une telle entreprise publique serait impossible à mettre en œuvre ou illégale au regard du droit européen. En réalité, rien n’interdit à un État membre de créer une entreprise publique pharmaceutique : l’Union européenne autorise les services publics dès lors qu’ils respectent les règles de concurrence. D’ailleurs, des laboratoires d’État existent déjà dans plusieurs pays sans contrevenir aux traités. La France peut donc tout à fait créer un EPIC du médicament, sur le modèle d’autres entreprises publiques (la SNCF, EDF…) avec un statut dérogatoire permettant d’allier mission de service public et activité industrielle.

La faisabilité juridique passe par plusieurs options complémentaires : d’abord la création d’une structure publique dotée de fonds publics (par exemple en réorientant une partie du crédit d’impôt recherche, soit 6 milliards d’euros annuels, vers la production de médicaments, comme le propose La France Insoumise). Ensuite, la nationalisation ciblée de sites industriels stratégiques peut être envisagée : si des usines ferment ou sont délocalisées, l’État peut les réquisitionner ou les racheter pour y maintenir une production sous contrôle public. Le gouvernement français dispose déjà du pouvoir de réquisition en cas de menace sanitaire grave – il manque juste la volonté politique de l’utiliser face aux intérêts privés. Enfin, le recours aux licences d’office européennes ou au mécanisme de licence obligatoire de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) peut sécuriser le cadre légal pour produire des versions génériques de médicaments brevetés en toute légalité internationale.

Il est sûr que les géants du secteur redoutent la concurrence d’un producteur public non soumis aux exigences de rentabilité boursière, capable de fixer des prix alignés sur l’intérêt général. Ils invoqueront toutes les barrières imaginables, mais aucune n’est insurmontable.

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