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Pourquoi la «  galaxie Bolloré » veut la peau du service public

Attaques coordonnées, soutien de l’extrême droite, chiffres manipulés : derrière la guerre médiatique entre CNews et l’audiovisuel public, c’est l’avenir d’une information libre qui se joue.

(Photos D.R.)

Depuis plusieurs semaines, le ton monte entre les médias du milliardaire Vincent Bolloré (chaînes CNews, C8, Europe 1, Le Journal du Dimanche, etc.) et l’audiovisuel public, Radio France et France Télévisions. Ce qui couvait depuis des années s’est mué en affrontement ouvert. Tout est parti d’une vidéo volée début septembre, sur laquelle deux journalistes du service public, Thomas Legrand et Patrick Cohen, discutent stratégie avec des élus socialistes dans un café parisien. La « galaxie Bolloré » s’est emparée de cette séquence pour dénoncer une « connivence » prétendue entre journalistes publics et gauche politique, avec pour conséquence des heures d’antenne sur CNews et Europe 1 à polémiquer. Pascal Praud, le 8 septembre, n’y va d’ailleurs pas par quatre chemins : « La droite devrait dire : “je ne vais plus sur le service public”. Je pense qu’il faut boycotter. »

Face à ces attaques quotidiennes, les dirigeantes de France TV, Delphine Ernotte, et de Radio France, Sibyle Veil, ont répliqué en saisissant  l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Elles dénoncent une « campagne de dénigrement systématique et quotidienne […] sur CNews et Europe 1 » à l’encontre de l’audiovisuel public. Dans Le Monde, Delphine Ernotte est même sortie de sa réserve habituelle pour qualifier CNews de« média d’opinion » qui devrait « assumer d’être une chaîne d’extrême droite »1.

La riposte de CNews ne s’est pas fait attendre. Son animateur vedette Pascal Praud a accusé Mme Ernotte de mettre « une cible dans le dos » des journalistes de CNews. Le ton est donné, chaque camp accusant l’autre de manquer à l’éthique journalistique et d’être politiquement biaisé.

Offensive politique : la droite et l’extrême droite veulent privatiser le service public

Cette guerre médiatique s’accompagne d’un volet politique assumé. Les partis de droite et d’extrême droite apportent un soutien affiché aux médias Bolloré et profitent de l’occasion pour relancer un vieux cheval de bataille : affaiblir ou privatiser l’audiovisuel public accusé d’être trop à gauche.

Ainsi, Marine Le Pen est montée au créneau pour défendre CNews après sa mise en cause. La cheffe du RN a réclamé le départ de Delphine Ernotte, qu’elle qualifie de « militante très marquée à gauche » sortie de son rôle en critiquant CNews2. Dans un entretien au JDD, propriété de M. Bolloré, le 19 septembre, Marine Le Pen a appelé à privatiser France Télévisions et Radio France, estimant qu’« une grande démocratie comme la France n’a aucune raison de dépenser 4 milliards d’euros par an pour un mastodonte médiatique partisan ».

Pour elle, « la neutralité est exigée du service public, pas des chaînes privées » et le service public « n’est pas irréprochablement neutre ». Ce discours s’inscrit dans une longue tradition à droite. Déjà sous Nicolas Sarkozy, ses proches accusaient régulièrement France TV et Radio France d’être un « bastion de gauche » et suggéraient de les réformer en profondeur, voire de les vendre au privé. L’offensive actuelle va donc au-delà des ego de journalistes. Elle nourrit un agenda idéologique ancien visant à démanteler des médias publics jugés hostiles.

France TV et Radio France sont-ils vraiment « de gauche » ?

Mais cette accusation de biais « gauchiste » du service public résiste-t-elle aux faits ? Les médias de M. Bolloré et certains relais conservateurs s’efforcent de le prouver chiffres à l’appui.

Par exemple, Le Figaro Magazine a publié fin mai un rapport explosif affirmant que les chaînes publiques marginalisent les intervenants de droite3. Ce dossier, réalisé avec un think tank conservateur, l’Institut Thomas More, a passé au crible 587 invités et chroniqueurs sur France 2, France 5, Franceinfo (TV et radio), France Inter et France Culture pendant une semaine type (19–23 février 2024). Verdict : 25 % d’entre eux seraient des personnalités « socialistes ou progressistes », contre à peine 4 % de « libéraux et conservateurs ».

La moitié des intervenants ont été classés « neutres » ou inclassables, ce qui laisse environ 21 % d’autres orientations (centre, divers) non précisées. Selon cette étude orientée, France Inter serait la station la plus marquée (avec 32 % d’invités classés à gauche), tandis que Franceinfo TV ferait figure de bon élève avec seulement 8 % d’invités classés à droite. Ce déséquilibre prétendu sert de munition à la droite pour dénoncer un « service public partisan ».

Cependant, la réalité est bien plus nuancée. Cette étude a été démolie par Radio France et de nombreux observateurs indépendants. Dans un communiqué cinglant, Radio France a fustigé un « énième dossier à charge […] aux conclusions hautement questionnables d’une étude à la méthodologie hautement questionnable »4. Le service public souligne que l’étude repose sur des interprétations subjectives de l’orientation politique des invités et qu’elle reflète davantage les biais du think tank que la réalité du terrain.

En clair, ces calculs simplistes ne sauraient prouver que France Télévisions ou Radio France roulent pour un camp politique. D’ailleurs, l’Arcom (ex-CSA) veille au grain puisque même hors périodes électorales, le principe de pluralisme impose aux médias audiovisuels un équilibre des temps de parole entre le gouvernement, la majorité parlementaire et l’opposition mais aussi d’accorder une place aux formations non représentées au Parlement. Pendant la campagne des législatives anticipées de 2024, les antennes publiques comme privées ont dû respecter un timing strict entre chaque parti.

Les données officielles montrent plutôt une surreprésentation du parti au pouvoir, Renaissance, ce qui est logique du fait de l’actualité gouvernementale, et une présence non négligeable de la droite nationale. En 2020 déjà, le médiateur de Radio France relevait que certains auditeurs trouvaient les matinales trop complaisantes avec la majorité présidentielle ou le RN, tandis que d’autres accusaient la station d’être « clairement une radio de gauche », preuve que la perception varie selon le point de vue de chacun.

La gauche radicale critique aussi le service public

Fait notable, les partis et les figures situés à la gauche de la gauche sont loin de considérer Radio France et France TV comme des bastions. Au contraire, ils accusent souvent ces médias d’être trop centristes, voire indulgents avec la droite modérée.

On retrouve ce décalage dans la grille de programmes puisque nombre d’humoristes ou de chroniqueurs marqués à gauche ont été écartés ces dernières années de France Inter. Le cas de Guillaume Meurice est emblématique. Figure de la satire politique, connu pour son ton acerbe contre l’extrême droite, Meurice a été licencié de France Inter en juin 2024 pour « faute grave » après avoir persiflé sur le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.

La PDG Sibyle Veil lui a reproché une « déloyauté répétée envers l’entreprise », malgré un vif mouvement de soutien en interne dénonçant « la répression de l’insolence et de l’humour ». Meurice a réagi à son éviction par un message sarcastique, déclarant « Bravo à Pascal Praud, Éric Zemmour, Marine Le Pen… Cette victoire, c’est avant tout la vôtre ! ».

Il ne s’agit pas d’un affrontement gauche vs droite, mais d’une bataille entre un modèle démocratique et un modèle illibéral.

De même, France Inter a mis fin l’an dernier à l’émission satirique de Charline Vanhoenacker, autre trublionne classée à gauche qui obtenait pourtant de très bonnes audiences. Parallèlement, on constate l’arrivée sur le service public de journalistes venus de médias privés au positionnement plus libéral. Le cas de Benjamin Duhamel a fait du bruit. Ce jeune journaliste politique a été recruté pour mener l’interview politique de la matinale de France Inter à la rentrée 2025. Sa nomination a provoqué une fronde interne, les syndicats et la Société des Journalistes lui intimant publiquement : « France Inter ou BFM, il faut choisir ».

Quant aux dirigeants, ils sont loin d’être des militants rouges. Sibyle Veil, actuelle présidente de Radio France, est une ancienne collaboratrice de Nicolas Sarkozy à l’Élysée. Delphine Ernotte (France TV), ex-dirigeante d’Orange, a été soutenue à sa nomination par François Hollande puis reconduite sous Emmanuel Macron. On a vu plus gauchiste.

Un enjeu démocratique : info vs propagande à tout prix

Au-delà des querelles de chapelles, c’est une véritable guerre de l’information qui se joue. Deux visions s’affrontent avec d’un côté, un modèle de médias de service public attaché à un certain pluralisme et à l’indépendance, et de l’autre un modèle de médias d’opinion assumés, alignés sur une droite dure, prêts à tordre les faits pour imposer leur récit. « Il ne s’agit pas d’un affrontement gauche vs droite, mais d’une bataille entre un modèle démocratique et un modèle illibéral 5 », analyse l’historien des médias Alexis Lévrier sur Public Sénat.

En France, comme aux États-Unis, l’extrême droite s’emploie à affaiblir la presse indépendante afin de diffuser sans entrave sa propagande. La galaxie Bolloré en fournit chaque jour des exemples inquiétants. CNews, notamment, s’est fait connaître pour ses dérives partisanes : la chaîne a conservé à l’antenne Éric Zemmour bien après ses propos condamnés en justice pour incitation à la haine. Elle a diffusé des programmes anti-IVG, donné la parole à des éditorialistes qui propagent la théorie du « grand remplacement ».

Sa ligne éditoriale obsessionnelle tourne en boucle autour de l’immigration et de l’insécurité, au mépris de bien d’autres enjeux. À l’été 2024, la rédaction du Journal du Dimanche (JDD), rachetée par Bolloré, a par exemple été mise au pas pour adopter une ligne pro-RN, provoquant la grève la plus longue de l’histoire de ce titre.

Depuis, le style et les méthodes rappellent ceux de Fox News outre-Atlantique. Aux USA, la chaîne de Rupert Murdoch a poussé si loin la désinformation qu’elle a dû payer 787 millions de dollars pour éviter un procès sur ses mensonges électoraux. Comme l’a résumé le Washington Post, « le procès Dominion6 a exposé Fox News comme une chaîne de divertissement déguisée en média d’information ».

En France, CNews et consorts empruntent le même chemin dangereux en préférant l’audimat et l’agenda militant aux faits vérifiés. En juillet 2024, par exemple, l’Arcom a infligé une double sanction financière à CNews, dont une amende liée à des propos tenus lors de l’émission La Matinale Week-End le 10 décembre 2023, où des invités ont déclaré que « l’immigration tue » sans réaction de l’animateur ni contradiction des autres participants à l’antenne. Cette séquence a été condamnée parce qu’incitant à la haine raciste ou à la discrimination.

Défendre un service public indépendant

Il serait naïf de croire que cette offensive contre France Télévisions et Radio France vise seulement des excès ponctuels. Ce qui est en jeu, c’est la mainmise sur l’information. Face à des médias dominés par quelques milliardaires, le service public représente un contre-pouvoir potentiel, avec ses défauts mais aussi sa mission d’universalité et de rigueur. En s’acharnant à décrédibiliser les rédactions publiques, l’extrême droite espère non seulement gagner la bataille de l’opinion, mais aussi museler toute voix discordante. Une démocratie digne de ce nom a besoin d’un secteur audiovisuel public fort et pluraliste, qui ne soit inféodé ni aux puissances d’argent, ni aux partis.

L’information n’est pas la propriété d’un clan, c’est un bien commun qu’il convient de protéger contre toutes les tentatives de mise au pas idéologique. L’issue de cette guerre médiatique aura des conséquences sur la santé de notre débat public. Et dans cette bataille, il faut lutter pas à pas pour que la vérité ne soit pas une opinion comme une autre.

Notes
1 –Le Monde du 18 septembre – Télévisions : « La galaxie médiatique de Vincent Bolloré veut la peau de l’audiovisuel public ».
 2 – Le Monde du 20 septembre :  « Marine Le Pen demande le départ de la présidente de France Télévisions »
 3 – Le Figaro Magazine  du 24 mai – « Droite marginalisée et gauche surexposée : révélations sur le manque de pluralisme dans l’audiovisuel public ».
 4 – Puremedia le 24 mai : « Une opération de dénigrement » : Passe d’armes entre Radio France et Le Figaro Magazine après un article sur l’audiovisuel public
 5 – Un modèle illibéral, souvent appelé démocratie illibérale, désigne un régime politique qui organise des élections libres mais s’affranchit des principes fondamentaux du libéralisme constitutionnel. Cela signifie qu’il y a un affaiblissement ou une remise en cause des libertés individuelles et publiques, des contre-pouvoirs et souvent un contrôle centralisé du pouvoir. Ce modèle ne respecte donc pas pleinement l’État de droit, la séparation des pouvoirs ni la protection des droits fondamentaux même s’il conserve une façade démocratique par la tenue d’élections.
 6 – Le procès Dominion contre Fox News s’est conclu par un accord en avril 2023, Fox News acceptant de verser 787,5 millions de dollars à Dominion Systems, une société qui fournit des machines à voter dans plusieurs États américains, pour éviter un procès sur la diffamation liée à la couverture de l’élection présidentielle américaine de 2020. Dominion accusait Fox News d’avoir diffusé des fausses informations qui suggéraient que ses machines de vote avaient été utilisées pour truquer l’élection, causant un préjudice majeur à l’entreprise.

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