Quand Le Monde découvre soudain la magie du don, la presse indépendante serre les dents
On aurait pu croire à une blague. Une satire. Une parodie de Groland. Mais non, Le Monde, ce monument de la presse française, propriété d’un trio de milliardaires éclairés (on dit « éclairés », c’est plus chic), se met à quémander des dons. Pas des pièces jaunes, bien sûr. Des dons pour « diversifier ses revenus ». Une formulation tellement élégante qu’on s’attend presque à voir Xavier Niel descendre dans la rue avec un bonnet péruvien et une guitare, pour « sensibiliser les passants à l’indépendance éditoriale ».
Le problème, évidemment, ce n’est pas qu’ils demandent. Le problème, c’est qu’ils ont déjà tout. Les abonnés : premiers du pays. Les partenariats : OpenAI, Spotify, New York Times, qui dit mieux ? Les ateliers à 1500€ pour apprendre l’écriture chic entre gens de bon goût. Les publicités partout, même dans les marges. Les bénéfices : plus de 10 millions. Une broutille, sans doute, mais il faut bien se diversifier. Et puis, soyons sérieux, un groupe qui peut aligner 550 journalistes n’a pas encore exploré tout son plein potentiel de créativité financière.
Car évidemment, si Le Monde se met au don, ce n’est pas par nécessité. C’est par stratégie. La leur, parfaite logique de marché ; la nôtre, un risque mortel. Le don, pour les médias indépendants, ce n’est pas une diversification glamour. C’est la base. Le pilier. Le revenu principal, souvent unique. Le fil qui retient toute la maison, rafistolée semaine après semaine par des lecteurs qui savent que, s’ils lâchent, tout s’écroule.
Demandez à Basta!, Vert.eco, Reporterre au média indé local du coin, ou à nous. Quand les lecteurs doivent choisir, parce qu’ils doivent choisir, il y a ceux qui donnent « utile » (traduction : aux gros) et ceux qui donnent par conviction, aux petits, aux fragiles, aux entêtés. Tout le monde n’a pas le budget pour soutenir cinq médias engagés. Et lorsque Le Monde fait les poches, le risque est simple : ce sont les indépendants qui trinquent.
Ironie du sort, le 15 octobre dernier, à l’occasion du lancement de la plateforme La Presse libre1, un journaliste du Monde titrait : « Les médias « libres » se serrent les coudes pour sauver leur modèle économique fragile ». Oui, fragile, presque un chant du cygne pour certains. Le ton était un peu misérabiliste, mais le geste était beau : regarder, enfin, ces petits acteurs qui tentent de survivre et d’inventer d’autres manières de raconter le monde.
Il serait cocasse, ou tragique, selon l’humeur, que ce soient précisément leurs choix stratégiques qui contribuent à « fragiliser » encore davantage ce modèle. Reprendre notre mode de financement pour le déployer à une échelle dix ou vingt fois supérieure, c’est comme si Carrefour annonçait soudain qu’il allait investir massivement dans les circuits courts, en installant un étal de maraîcher indépendant… juste à l’entrée du marché local.
Nous n’irons pas jusqu’à soupçonner un calcul, un objectif caché, une volonté de siphonner les ressources vitales d’un écosystème déjà précaire. Non, nous refusons de croire à ça. Nous préférons l’hypothèse d’un accident industriel, d’un léger aveuglement, d’une bulle parisiano-médiatique où l’on confond « diversification » avec « prédation involontaire ».
Reste que le danger est réel. Et que les lecteurs, eux, devront choisir. Qui a vraiment besoin de soutien ? Qui peut survivre sans millions, sans géants de la tech, sans accords confidentiels, sans ateliers à quatre chiffres ? Qui, finalement, porte encore la liberté de ton, la prise de risque éditoriale et l’indépendance financière comme une nécessité vitale et non comme un argument marketing ?
Le marché du don n’est pas extensible. Il ne le sera jamais. Et si les plus puissants viennent y puiser, encore et encore, ne nous étonnons pas demain de voir les voix indépendantes se taire une à une. Parce que, contrairement aux apparences, l’écosystème médiatique est simple : quand les gros prennent la part des petits, il ne reste plus rien.
1 – Huit médias indépendants ont lancé un abonnement groupé.
Notre site est accessible, sans abonnement, sans mur payant, sans publicité, parce que nous voulons que tous ceux qui le souhaitent puissent lire et partager nos articles.
Mais ce choix a une contrepartie : sans vos dons, déductibles des impôts,
Le Nouveau Paradigme ne peut pas exister.
Nous dépendons donc exclusivement du soutien de nos lectrices et lecteurs.
