Taxe Zucman : le vote de la honte contre la justice fiscale
En refusant d’instaurer un impôt minimal de 2% sur les ultra-riches, la majorité « bloc central » alliée à la droite et à l’extrême droite prouve une nouvelle fois son zèle à protéger les plus riches, qui paient pourtant proportionnellement moins d’impôts que le reste de la population.
La messe est dite. Dans un hémicycle survolté, les députés du bloc central (la majorité macroniste et ses alliés), de la droite et de l’extrême droite ont uni leurs forces pour rejeter la création d’une « taxe Zucman », cet impôt plancher de 2% sur les patrimoines de plus de 100 millions d’euros. Ce vote, largement acquis à la coalition favorable aux ultra-riches, est totalement honteux au regard de la justice fiscale : il torpille une mesure pourtant modeste, mais symboliquement cruciale, qui visait à faire contribuer un tout petit peu plus les plus grandes fortunes du pays. « La taxe Zucman, qui était le minimum de justice fiscale, a été largement rejetée dans cet hémicycle parce que le RN a changé de position. Il s’abstenait dessus il y a huit mois, maintenant il vote contre », a d’ailleurs dénoncé Mathilde Panot, chef de file des députés LFI.
Car rappelons-le, les milliardaires français sont loin de crouler sous l’impôt : ils contribuent deux fois moins, en proportion, que le Français moyen, tous prélèvements confondus. D’après les calculs de l’économiste Gabriel Zucman et de l’Institut des politiques publiques, les impôts payés chaque année par les 1 800 foyers fiscaux au-delà de 100 millions d’euros de fortune ne représentent en moyenne que 0,3% de leur patrimoine total, soit une part dérisoire par rapport à la contribution du reste de la population 1. En incluant tous les impôts (TVA, impôts locaux, cotisations…), le constat est sans appel : à mesure que l’on grimpe tout en haut de l’échelle des revenus et du patrimoine, l’effort fiscal régresse. Les plus riches, grâce à divers dispositifs d’optimisation, finissent par être proportionnellement moins mis à contribution que les classes moyennes, voire que les ménages modestes.
« Politique de l’offre » : l’excuse éculée du gouvernement
Qu’est-ce qui peut bien justifier ce refus obstiné de faire payer un juste minimum aux ultra-riches ? Pour se défendre, les ministres et députés opposés à la taxe Zucman se drapent dans une rhétorique bien connue : celle de la « politique de l’offre ». Dans le droit fil du quinquennat Macron depuis 2017, ils prétendent qu’il ne faut surtout pas « décourager l’investissement » ou « affaiblir nos entreprises » en taxant davantage les grandes fortunes. La porte-parole du gouvernement, Maud Bregeon, l’a redit ces jours-ci : hors de question de « toucher à l’appareil productif », c’est-à-dire, selon elle, aux chefs d’entreprise et aux actionnaires, et cela au nom de la sacro-sainte compétitivité. L’argument est aussi commode que bancal. Cela fait des années que cette politique dite de l’offre est appliquée et que les résultats économiques ne sont pas au rendez-vous. Comme l’ont rappelé récemment deux experts en finances publiques, ce « grand œuvre » d’Emmanuel Macron a coûté environ 60 milliards d’euros de baisses d’impôts depuis 2018 (sur les sociétés, le capital, la fortune, etc.) pour une croissance française atone : +1,4% en 2023, +1,2% en 2024, à peine +0,8% prévu en 2025 2. En parallèle, les recettes fiscales stagnent voire reculent. La TVA a même rapporté 4 milliards de moins en 2022 qu’en 2021, signe que la fameuse relance de l’activité n’a pas eu lieu. En clair, les cadeaux fiscaux massifs consentis aux plus aisés et aux grandes entreprises n’ont pas provoqué l’essor économique promis. De nombreux économistes mettent en garde contre l’entêtement à poursuivre cette stratégie inefficace : elle creuse les déficits publics, prive l’État de ressources pour financer les services publics, le tout sans améliorer l’investissement ni l’emploi à la hauteur des promesses. Quant au trickle-down, la théorie du « ruissellement » selon laquelle les richesses concédées en haut retombent en pluie bienfaisante sur l’ensemble de la société, il reste un mirage. Les seuls effets tangibles de ces politiques sont l’envolée des inégalités et l’accumulation de profits records par une infime minorité.
L’argument de l’exil fiscal ne tient pas
Autre épouvantail brandi par les opposants à la taxe Zucman : la menace d’une fuite des grandes fortunes hors de France. « Taxez-les, ne serait-ce qu’un peu plus, et nos milliardaires plieront bagage », nous dit-on en substance, quitte à « se tirer une balle dans le pied » en perdant ces capitaux. Cet argument de l’exil fiscal mérite d’être sérieusement nuancé. D’abord, rien ne prouve qu’un impôt minimum de 2% pousserait les ultra-riches à l’exode massif. Plusieurs études récentes montrent que l’effet d’une taxation accrue sur les départs serait limité. Le Conseil d’analyse économique (CAE) estime par exemple qu’une hausse d’un point de la taxation des plus hauts patrimoines n’entraînerait qu’une augmentation de 0,02% à 0,23% du nombre d’expatriations parmi ces contribuables 3. Concrètement, cela représenterait au maximum quelques centaines de foyers supplémentaires quittant le pays, dans le pire des cas. On est loin d’une hémorragie généralisée.
Ensuite, même si quelques milliardaires ou multimillionnaires décidaient de s’exiler, le dommage pour les finances publiques serait minime, puisqu’ils contribuent aujourd’hui très peu. Faut-il rappeler que beaucoup de ces grandes fortunes savent déjà fort bien localiser leurs actifs sous des cieux fiscaux plus cléments ? Renoncer à toute réforme au nom de ceux qui menacent de partir revient à se plier à une forme de chantage inacceptable.
Enfin, notons que la gauche avait anticipé cet argument en proposant un « bouclier anti-exil », c’est-à-dire la possibilité de continuer à imposer pendant quelques années les contribuables fortunés qui s’expatrieraient soudainement pour échapper à la taxe Zucman. D’autres pays, comme les Etats-Unis, pratiquent ce type de dispositif dissuasif et il serait légitime de l’envisager en France pour ne pas récompenser les comportements d’évitement. En somme, le spectre de l’exil des riches relève plus de l’agitation politique que de la réalité économique.
Taxer les ultra-riches sans toucher aux entreprises : oui, c’est possible
Au cœur du refus de la taxe Zucman, on trouve l’affirmation répétée par ses détracteurs que « toucher aux milliardaires, ce serait nuire à nos entreprises ». C’est l’argument-massue avancé par le patronat et repris en chœur par le gouvernement : nos « premiers de cordée » seraient les moteurs de l’économie, les taxer revient à casser l’outil de production. Cette idée est non seulement erronée, mais relève d’une forme de mystification. L’économiste Gabriel Zucman lui-même s’est fendu d’une lettre ouverte pour démonter point par point cette prétendue impossibilité de taxer les ultra-riches sur leurs portefeuilles d’actions. D’abord, rappelle-t-il, le mécanisme envisagé ne concerne que les personnes physiques, pas les entreprises : on parle ici de prélever 2% de la fortune d’individus très riches, pas d’imposer une ponction sur la trésorerie ou les investissements de LVMH, de L’Oréal ou de n’importe quelle autre société. Qu’est-ce qu’une action ? Ce n’est qu’un bout de papier donnant droit à des dividendes, rien de plus. Taxer fortement une énorme détention d’actions chez un milliardaire, cela ne retire pas un euro de la caisse de l’entreprise sous-jacente.« Cette taxe ne touche pas les machines ou les usines, mais le portefeuille des ultra-riches », explique Gabriel Zucman. Les capacités d’investissement des sociétés concernées resteraient inchangées, seules les poches des actionnaires les plus riches seraient mises à contribution.
On entend parfois l’objection suivante : « pour payer ce nouvel impôt, les milliardaires devraient peut-être se verser plus de dividendes, ce qui affaiblirait l’entreprise ». Faux, répond Zucman. car « dans l’immense majorité des cas, les ultra-riches disposent déjà des liquidités nécessaires pour s’acquitter d’un impôt correspondant à 2% de leur fortune ». « Et dans les rares cas où ils manqueraient de cash, le plus naturel serait qu’ils vendent une petite partie de leurs actions pour payer la taxe. » Mais là encore, aucun argent ne « sort » de l’entreprise : il s’agit simplement de transférer la propriété de quelques actions à d’autres acheteurs, par exemple la puissance publique, des salariés, ou d’autres investisseurs nationaux. L’entreprise, elle, continue de tourner comme avant, sauf que sa base actionnariale se trouve légèrement démocratisée. « Se séparer de quelques actions ? Quelle horreur, vous n’y songez pas ! », ironise Zucman, qui voit dans ces cris d’orfraie la marque d’une « conception proprement royaliste de l’économie ».
Cette vision considère qu’il est impératif que les milliardaires conservent chaque action qu’ils détiennent, comme un droit divin accordé aux fondateurs et même aux héritiers sur plusieurs générations, et que toute autre répartition du capital serait nuisible à la société. Or, rappelle l’économiste, rien n’est plus faux : l’histoire économique montre que ce n’est pas le nombre d’actions détenues par une seule personne qui fait la capacité d’une entreprise à innover et à prospérer. Autrement dit, notre appareil productif ne va pas s’effondrer parce que Bernard Arnault ou Xavier Niel posséderaient 2% d’actions en moins. En revanche, notre société a tout à gagner à ce que ces quelques actions « démobilisées » alimentent l’intérêt général, via l’impôt, ou soient détenues par d’autres acteurs qui, eux, paieront leur juste part.
La « taxe holdings » vidée de son sens, au profit des plus riches
Le naufrage de la justice fiscale cette semaine ne s’arrête malheureusement pas à la taxe Zucman. En parallèle du rejet de cet impôt sur les très hauts patrimoines, l’Assemblée a adopté, ou plutôt démantelé, une autre mesure censée faire contribuer davantage les plus riches : la taxation des holdings patrimoniales. Cette fameuse « taxe holdings », proposée par le gouvernement Lecornu lui-même, visait à imposer à 2% certaines sociétés holdings utilisées par les grandes fortunes pour stocker leur patrimoine à l’abri de l’impôt (les cash boxes où sont logés actions, immobilier, brevets, etc., sans distribution et donc sans taxation). Initialement, le dispositif devait toucher environ 10 000 holdings détenant plus de 5 millions d’euros d’actifs, et rapporter autour de 900 millions d’euros par an. Mais sous la pression conjointe de la droite et de l’extrême droite, un amendement porté par le député LR Philippe Juvin a totalement rebattu les cartes : la version votée ce vendredi recentre la taxe uniquement sur une liste très restreinte de biens « somptuaires » (yachts, jets privés, objets d’art, bijoux, grands crus, résidences de luxe…) détenus dans les holdings et les frappe à 20%. Tout le reste du patrimoine financier des holdings est exoneré. De surcroît, le seuil de détention à partir duquel une personne physique est concernée a été relevé de 33% à 50% du capital : en dessous, la taxe ne s’appliquera pas, réduisant d’autant le nombre de structures visées. Résultat : l’assiette de cette taxe est désormais réduite à presque rien et son rendement futur totalement incertain – probablement quelques dizaines de millions tout au plus, au lieu des 900 annoncés.
Le vote de cette réécriture par Les Républicains, soutenue par le Rassemblement national et la majorité présidentielle, a été un véritable coup de sabre dans la tentative de régulation des holdings. Même le Rassemblement national, qui fanfaronnait en début de semaine sur sa volonté de rétablir un « impôt sur la fortune financière » plus ambitieux, a avalé son chapeau : le parti de Marine Le Pen a voté en faveur de l’amendement de la droite, saluant une « forme d’hommage » à sa propre proposition… alors même que cette nouvelle mouture laisse intact l’essentiel des actifs financiers des ultra-riches. Pour la gauche, la déconfiture est totale. L’amertume dominait sur les bancs progressistes en voyant le sort réservé à cette mesure déjà qualifiée de « mesurette » et de « passoire fiscale » : elle est à présent réduite à la seule taxation de quelques symboles. « Un filet pour les sardines qui laisse passer les baleines », a cinglé le député communiste Nicolas Sansu. Pendant ce temps, Les Républicains fanfaronnaient d’avoir su « arrêter la folie fiscale et la taxmania » du gouvernement, selon les mots de Laurent Wauquiez. En réalité, cette droite et cette extrême droite viennent surtout d’arrêter net la moindre tentative, même timide, de faire contribuer équitablement les détenteurs de grandes fortunes. Encore une victoire pour l’oligarchie fiscale !
Une occasion historique manquée, et le reste de la population paiera
En cet automne budgétaire, la représentation nationale avait l’occasion d’insuffler un peu de justice dans notre fiscalité et, plus largement, dans notre société. L’introduction d’une taxe Zucman, même édulcorée ou « light », aurait constitué un premier pas pour freiner la folle course en avant des inégalités et montrer au monde qu’il est possible de demander un effort aux plus riches dans un contexte de finances publiques tendues. Las, une majorité de députés a préféré s’aligner sur les intérêts des ultra-riches plutôt que sur ceux de l’immense majorité de la population. En refusant obstinément de faire contribuer les milliardaires, ces élus vont obligatoirement faire peser l’ajustement budgétaire sur les autres : soit en augmentant les impôts qui touchent le plus grand nombre (TVA, taxes diverses), soit en coupant dans des dépenses publiques qui bénéficient à tous. Les milliards que les ultra-riches ne paieront toujours pas, c’est sur le reste de la population qu’ils seront prélevés d’une manière ou d’une autre. Un comble, alors que la France n’a jamais créé autant de richesse et de profits. Le CAC 40 enchaîne les résultats records, les grandes fortunes explosent, mais l’effort national continue de reposer principalement sur les ménages modestes et la classe moyenne. Ce renoncement à corriger ne serait-ce qu’à la marge cette injustice fiscale est d’autant plus amer qu’il était évitable.
Il faut aussi souligner les responsabilités politiques dans ce fiasco social. Si le gouvernement Lecornu a pu dérouler ce budget 2026 sans trembler, c’est grâce à l’absence de censure à l’Assemblée. En début de semaine, le Parti socialiste, qui portait la taxe Zucman comme mesure-phare de compromis, a choisi de ne pas voter la motion de censure déposée par la gauche radicale, espérant sans doute arracher au gouvernement un geste en faveur de cet impôt sur les ultra-riches. Peine perdue : ni la version « maximale » à 2%, ni même la version « light » (édulcorée à 3% au-delà de 10 millions, avec moult exemptions) n’ont trouvé grâce aux yeux du bloc central. Malgré des discussions de dernière minute entre le Premier ministre et des responsables socialistes, aucun compromis n’a vu le jour. Le résultat, c’est un budget socialement dévastateur adopté avec la bénédiction tacite d’une partie de l’opposition modérée. Face à ce constat, une seule conclusion s’impose : il est temps pour les élus progressistes de tirer les leçons de cet échec et de refuser désormais de cautionner une politique aussi inique. Si la justice fiscale ne peut être obtenue par le dialogue et les amendements, alors il faudra l’imposer par la confrontation démocratique, y compris en censurant le gouvernement lorsque l’occasion se présentera à nouveau. Car ce sont bien deux visions de la société qui s’affrontent. Avec d’un côté, le choix de protéger à tout prix les privilégiés et de l’autre la volonté de défendre l’intérêt général et l’égalité républicaine. En ce 31 octobre, l’Assemblée nationale a clairement choisi son camp. Aux citoyennes et aux citoyens de juger ce choix.
(Photo archives Philippe Grangeaud – CC)
Notes :
1 – Gabriel Zucman et Institut des Politiques Publiques (chiffres cités dansLe Monde, 31/10/2025) – Les milliardaires contribuent en moyenne à hauteur de 0,3% de leur fortune par an en impôts, soit deux fois moins, proportionnellement, que la moyenne des Français. Et le taux effectif d’imposition des hyper-riches (26% des revenus pour les 0,0002% les plus riches) est inférieur à celui des classes aisées (46% pour le top 0,1%), en raison notamment de l’usage des holdings pour échapper à l’impôt sur le revenu.
2 – Tribune de Robert André (haut fonctionnaire) et Rémi Darfeuil (économiste),Le Monde, 10/10/2025 – Depuis 2018, la politique de l’offre d’Emmanuel Macron a engendré 60 milliards d’euros de baisses d’impôts, pour une croissance annuelle moyenne inférieure à 1,5% et une baisse des recettes de TVA. Les auteurs pointent l’échec de cette stratégie pour relancer l’activité et les recettes publiques.
3 – Conseil d’analyse économique (rapport 2023 cité par Le Monde, 31/10/2025) – L’effet d’une taxation accrue des hauts patrimoines sur l’exil fiscal serait très limité : +0,02 à +0,23% d’expatriations à long terme par point de taxation supplémentaire, soit au maximum 900 départs de contribuables fortunés (et un impact budgétaire négligeable au regard des recettes attendues).
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