Épuisés puis accusés : comment la santé mentale est instrumentalisée contre les travailleurs
Sous couvert de bien-être et de résilience, le monde du travail apprend à soigner les effets de ses propres violences sans jamais en interroger les causes.
Dans de nombreuses entreprises, les ateliers de « gestion du stress » ou de « mieux-être » se multiplient, soigneusement déconnectés des entretiens d’évaluation où la performance reste la mesure ultime. Le soin est proposé, mais rarement là où il serait le plus nécessaire : dans l’organisation même du travail.
La santé mentale est désormais un thème central du discours managérial. On invite chacun à « prendre soin de soi », à mieux gérer ses émotions, comme si l’épuisement relevait d’abord d’une fragilité personnelle. Les charges excessives, le manque de moyens ou la perte de sens passent au second plan, au profit d’une lecture individualisée du mal-être. Le stress devient un défaut à corriger, la fatigue une incapacité à s’adapter.
Le bien-être au service du rendement
Depuis les années 1980, le développement personnel a progressivement pénétré le management. Les formations à la « communication positive » ou à la « gestion émotionnelle » promettent d’apaiser les tensions tout en dépolitisant les difficultés. Dans les hôpitaux, les écoles, les administrations et les entreprises, les plans de « qualité de vie au travail » se succèdent alors même que les effectifs diminuent et que la charge augmente. Comme le résume le psychiatre Mathieu Bellahsen, « le cadre actuel de la santé mentale est un cadre fortement compatible avec le néolibéralisme »¹. Le coaching remplace l’écoute, la motivation se confond avec l’obéissance et la souffrance devient une variable de communication interne.
Pour donner un cadre, les entreprises doivent désormais nommer des « référents risques psychosociaux ». Mais sans pouvoir d’action réel, ces postes interviennent tard, à distance des décisions qui structurent l’activité. On identifie les symptômes sans jamais pouvoir agir sur ce qui les produit. Le médecin du travail Philippe Davezies le rappelle : « Le mal-être professionnel n’est pas une pathologie individuelle, c’est un signal politique »².
Le capitalisme thérapeutique
Puis petit à petit, une nouvelle logique s’est installée : celle d’un bien-être orienté vers la performance. Les salariés sont encouragés à « prendre soin d’eux » tout en poursuivant des objectifs intenables. La résilience devient une compétence professionnelle qui permet de tenir davantage qu’elle ne transforme les conditions de travail. Dans certaines entreprises, des Chief Happiness Officers mesurent désormais le niveau de satisfaction comme un indicateur parmi d’autres. En transformant l’émotion en variable de gestion, ces dispositifs isolent davantage les individus et affaiblissent les solidarités. Comme l’observe la sociologue Danièle Linhart, « la modernisation managériale a remplacé la confiance par le contrôle, et le collectif par la performance individuelle »³.
Pour une santé mentale du collectif
Certains pays ont fait d’autres choix. Au Danemark, au Canada ou aux Pays-Bas, la santé mentale fait partie intégrante des politiques du travail : droit à la déconnexion effectif, aménagement du temps de travail, reconnaissance de la charge émotionnelle dans certains métiers. En France, le débat reste centré sur la capacité individuelle à « s’adapter ».
Tant que la pression, la précarité et l’isolement resteront les fondations de l’organisation du travail, les ateliers de bien-être ne feront qu’atténuer les symptômes. La santé mentale ne se défend pas par des techniques individuelles, mais par des droits, des moyens et des conditions de travail qui permettent réellement de préserver le collectif.
Sources
¹ Mathieu Bellahsen, entretien sur France Inter, Santé mentale : le nouvel enjeu socio-économique
² Philippe Davezies, Rôle et enjeux de l’organisation du travail.
³ Danièle Linhart, entretien sur la souffrance au travail et l’évolution des techniques managériales
Quelques repères
- En 2023, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), rattachée au ministère du Travail, estimait à 2,5 millions le nombre d’actifs en situation d’épuisement professionnel, avec des taux particulièrement élevés dans la santé, l’éducation et le secteur social.
- Selon le ministère de l’Éducation, 40 % des enseignants présentent des signes de détresse psychologique.
- D’après Santé publique France, un salarié sur trois estime que son travail nuit à sa santé mentale.
- Le coût économique du stress professionnel dépasse 10 milliards d’euros par an, mais ses conséquences humaines restent impossibles à chiffrer.
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