Quand l’inégalité devient système
Le taux de pauvreté n’a jamais été aussi haut depuis trente ans selon une étude de l’Insee parue ce 7 juillet. Une société qui abandonne ses plus fragiles pour enrichir les plus aisés peut-elle encore prétendre être sur la bonne voie ?
Chaque année depuis trente ans, l’Insee, l’Institut national de la statistique et des études économiques, publie une photographie du niveau de vie en France (1) avec les dernières données disponibles, en l’occurrence l’année 2023. Et les chiffres font frémir : 9,8 millions de personnes vivent désormais sous le seuil de pauvreté. Le taux atteint 15,4 %, un record depuis que les séries statistiques existent. Dans le même temps, les 10 % les plus riches voient leur niveau de vie croître fortement. La France ne traverse pas une mauvaise passe. Elle institutionnalise l’injustice.
Le retour brutal de la pauvreté
Ce n’est pas une surprise. Depuis des années, les signaux sont là : destruction lente mais continue des filets de sécurité sociale, affaiblissement du droit du travail, ubérisation galopante. Mais ce que les chiffres de l’Insee confirment aujourd’hui, c’est l’efficacité brutale d’un système économique qui creuse les inégalités avec méthode.
Les mesures exceptionnelles de soutien prises pendant la crise du Covid ont été balayées, parce que souvent mal orientées. Ainsi, le niveau de vie des 10 % les plus pauvres a reculé de 1 % en euros constants. Celui des micro-entrepreneurs, précarisés par essence, a littéralement fondu. La réforme de l’assurance chômage a aggravé le sort des chômeurs, déjà en grande difficulté, puisque 36,1 % d’entre eux vivent dans la pauvreté.
Familles monoparentales et enfants : premières victimes d’un système indifférent
En 2023, une famille monoparentale sur trois vit sous le seuil de pauvreté. Le taux atteint 34,3 %, en hausse de 2,9 points. Ce sont souvent des mères seules qui élèvent leurs enfants, jonglant entre emplois précaires, loyers étouffants et aides sociales insuffisantes.
Conséquence mécanique : la pauvreté infantile explose. Plus d’un enfant sur cinq est touché (21,9 %). Comment justifier cela dans une puissance économique comme la France ? Comment accepter que ce soient les plus jeunes, les plus vulnérables, qui paient les choix budgétaires dictés par une idéologie d’austérité perpétuelle ?

Les riches tirent leur épingle du jeu
Pendant que la majorité rame, les 10 % les plus riches engrangent des gains considérables, portés par les revenus financiers. Les produits d’épargne défiscalisés (Livret A, assurance-vie, placements boursiers) voient leur rendement bondir. L’injustice devient indécente lorsque l’on apprend que les 20 % les plus riches captent à eux seuls 38,5 % des revenus, soit 4,5 fois plus que les 20 % les plus pauvres. Un record depuis 1996.
Le modèle social français, présenté comme l’un des plus protecteurs du monde, s’effrite au profit d’un darwinisme économique assumé. Les allocations logement revalorisées en dessous de l’inflation, la suppression des primes exceptionnelles, les salaires qui ne suivent pas la hausse des prix : tout converge vers une même logique : faire payer la crise aux pauvres, tout en récompensant la rente. L’indice de Gini, qui mesure les inégalités, flirte avec des sommets (0,297). La redistribution ne joue plus son rôle d’amortisseur. Elle devient un alibi.

Un modèle à bout de souffle
Cette réalité n’est ni neutre, ni naturelle. Elle est le fruit de choix politiques. Il serait absurde de croire que la hausse de la pauvreté est une fatalité. Elle est la conséquence directe d’un démantèlement progressif de la solidarité et d’un aveuglement face à la concentration des richesses.
Il est grand temps de redonner du sens à la justice sociale, de repenser un système fiscal qui taxe enfin les superprofits et la spéculation, de garantir un socle de revenus dignes pour chacun, d’assurer un logement accessible, une éducation libératrice, une santé égalitaire. Sinon, il ne restera plus qu’un pays fracturé, avec toujours plus de citoyens qui sombrent dans la précarité.
A lire, sur le site de l’Insee : Niveau de vie et pauvreté en 2023, taux de pauvreté et inégalités s’accroissent fortement, par Christelle Rieg et Arnaud Rousset.
(Infographies Insee)