Un monde sous tension face à l’explosion des inégalités
Publié ce mercredi 10 décembre, le nouveau rapport du World Inequality Lab révèle une aggravation historique des inégalités et rappelle qu’elles relèvent avant tout de choix politiques.
Le rapport sur les inégalités mondiales 2026, dévoilé aujourd’hui par le World Inequality Lab, offre une radiographie saisissante de l’état du monde. Rédigé sous la coordination de Lucas Chancel, Ricardo Gómez-Carrera, Rowaida Moshrif et Thomas Piketty, ce document s’appuie sur les données de la World Inequality Database et sur le travail de plus de 200 chercheurs. Il constitue la synthèse la plus complète disponible sur les écarts de revenus, de patrimoine, d’accès à l’éducation, de responsabilités climatiques, mais aussi sur les fractures politiques et territoriales qui se creusent dans les démocraties contemporaines. Le rapport rappelle d’emblée une réalité que les chiffres ne cessent de confirmer : les inégalités sont aujourd’hui revenues à des niveaux extrêmes, touchant toutes les dimensions de la vie sociale et économique, au point d’influencer la stabilité politique et la capacité collective à affronter l’urgence climatique.
Les auteurs montrent en particulier que les 10 % les plus riches de la planète captent 53 % du revenu mondial, tandis que la moitié la plus pauvre doit se contenter de moins de 10 %. La concentration patrimoniale est encore plus spectaculaire, les 10 % supérieurs détenant 75 % du patrimoine total alors que la moitié la plus pauvre n’en possède que 2 %. À l’autre extrémité de la distribution, les 0,001 % les plus riches, environ 56 000 adultes, possèdent à eux seuls trois fois plus de richesse que quatre milliards d’êtres humains réunis. Ce déséquilibre, loin de se stabiliser, s’accentue : depuis les années 1990, les patrimoines des milliardaires progressent deux fois plus vite que ceux des 50 % les plus pauvres, au point de remodeler durablement les rapports de force économiques et politiques à l’échelle mondiale.


Un monde où l’inégalité devient structurelle
Le rapport montre que les disparités ne se limitent plus aux revenus ou au patrimoine, mais s’étendent désormais aux responsabilités climatiques, aux trajectoires éducatives, aux rapports de genre et à la capacité même des États à agir. Les chercheurs révèlent ainsi que les 10 % des personnes les plus riches sont responsables de 77 % des émissions liées à la propriété privée du capital, tandis que la moitié la plus pauvre n’en produit que 3 %. Ce sont pourtant ces populations les moins émettrices qui subissent les conséquences les plus violentes du dérèglement climatique, faute de ressources pour s’adapter ou se protéger. L’inégalité environnementale se superpose ainsi aux inégalités économiques, renforçant une géographie mondiale de la vulnérabilité profondément injuste.

Les écarts se retrouvent aussi dans l’accès au capital humain, en particulier l’éducation. En 2025, un enfant d’Afrique subsaharienne bénéficie en moyenne de 220 € d’investissement éducatif par an, quand un enfant vivant en Amérique du Nord et en Océanie dépasse les 9 000 €. L’écart est de 1 à 41. Ce fossé, largement invisible dans le débat public, détermine pourtant les chances de réussite, l’accès à l’emploi et les possibilités de mobilité sociale tout au long de la vie. Le rapport souligne que ces inégalités éducatives sont plus importantes encore que les écarts de PIB par habitant, faisant de l’accès à la connaissance l’un des déterminants majeurs de la reproduction des hiérarchies mondiales.

Le poids oublié du travail invisible des femmes
En abordant l’inégalité entre les sexes, le rapport met en lumière l’immense décalage qui apparaît lorsqu’on inclut le travail domestique et de soin non rémunéré dans les statistiques. Globalement, les femmes travaillent en moyenne dix heures de plus par semaine que les hommes lorsqu’on additionne travail rémunéré et travail domestique. Pourtant, leur revenu horaire équivaut seulement à 32 % de celui des hommes lorsque ce travail invisible est comptabilisé, contre 61 % si l’on ne retient que les activités économiques classiques. Le rapport montre que ces responsabilités non reconnues limitent les carrières des femmes, freinent leur accès aux postes de pouvoir et contribuent à la persistance de l’inégalité patrimoniale entre les sexes, au détriment de la croissance et de la résilience économique des sociétés.

Des fractures politiques et territoriales qui menacent les démocraties
Le document décrit également des changements majeurs dans les comportements politiques. Les coalitions traditionnelles, où les classes populaires votaient massivement pour les partis de gauche, se sont effondrées au profit de configurations plus complexes. Les électeurs les plus diplômés mais peu rémunérés se tournent désormais vers la gauche, tandis que certaines catégories populaires mieux rémunérées mais moins diplômées se dirigent vers la droite. Ce basculement fragilise les majorités nécessaires aux politiques redistributives. Le rapport montre encore que les clivages entre grandes villes et zones rurales n’ont jamais été aussi prononcés depuis un siècle, en particulier en France et en Europe, où le vote urbain s’oriente nettement plus à gauche que le vote rural. Cette rupture territoriale affaiblit la cohésion sociale et complique la mise en place de réformes ambitieuses, notamment en matière fiscale ou sociale.
Une conclusion sans ambiguïté : les inégalités sont un choix
Pour Thomas Piketty, qui signe l’un des avant-propos, les enseignements du rapport sont clairs. « Les conséquences de l’aggravation des inégalités sont évidentes : fractures territoriales, fragilisation des démocraties et crise climatique dont les populations les moins responsables subissent le plus durement les conséquences. Ces inégalités ne sont pas une fatalité ni une loi de la nature. Elles résultent de choix politiques. Elles peuvent donc être corrigées, comme nous le montrons dans ce nouveau rapport. Les outils existent. Le défi réside dans la volonté politique. Les choix que nous ferons dans les années à venir détermineront si l’économie mondiale persiste sur la voie d’une concentration extrême ou s’oriente vers une prospérité partagée. »
Cette affirmation résonne avec l’ensemble des conclusions du document. Les données montrent que les politiques publiques jouent un rôle décisif dans la réduction des écarts. Les systèmes fiscaux progressifs, les transferts sociaux, les investissements massifs dans l’éducation et la santé, les services publics de garde d’enfants ou encore la reconnaissance du travail domestique sont autant de leviers efficaces, déjà expérimentés avec succès dans de nombreux pays. Les auteurs rappellent également que des outils nouveaux, comme un impôt mondial minimal sur les patrimoines supérieurs à 100 millions de dollars, pourraient générer jusqu’à 1,11 % du PIB mondial et financer des priorités sociales et climatiques essentielles.
Le rapport referme ainsi toute porte à une lecture fataliste. Les inégalités ne sont pas un phénomène naturel, mais le résultat d’une architecture institutionnelle qui peut évoluer. Le véritable enjeu n’est donc pas technique, mais politique : il s’agit de savoir si les gouvernements choisiront de s’attaquer à la concentration extrême des richesses et à ses conséquences ou s’ils laisseront s’installer un monde plus inégalitaire encore, plus fragile et plus difficile à gouverner. À l’heure où les crises se multiplient, la question est brûlante.
(Infographies issues du rapport World Inequality Lab et photo DR – CC)
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