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Ces think tanks libéraux qui dominent le débat public et veulent nous apprendre à penser

Comment un consensus artificiel façonne les politiques économiques et culturelles, et confisque l’horizon politique, y compris à gauche.

Ils ne se présentent jamais comme des acteurs politiques. Ils se disent « laboratoires d’idées », « centres de recherche », parfois même « indépendants ». Pourtant, les think tanks sont devenus l’un des rouages centraux du pouvoir contemporain. En France, ils façonnent le débat public bien plus sûrement que les partis, saturent l’espace médiatique de chiffres et de rapports, et imposent, souvent sans contradiction, un cadre idéologique profondément libéral. Le plus frappant n’est pas seulement leur influence, mais le fait qu’elle soit devenue presque invisible. Acceptée comme allant de soi.

Le pouvoir de dire ce qui est pensable

Car le vrai pouvoir des think tanks libéraux (voir la cartographie idéologique des think tanks ci-dessous) ne réside pas tant dans leurs propositions que dans leur capacité à définir ce qui est pensable. Ils ne disent pas seulement quoi faire, ils déterminent ce dont il est possible de débattre. La dépense publique devient un problème avant même qu’on interroge son utilité. La dette est présentée comme une menace abstraite, jamais comme le produit de choix politiques. La question n’est plus de savoir comment mieux répartir les richesses, mais comment faire accepter des sacrifices supplémentaires.

Ce cadrage agit comme une frontière invisible. Il n’interdit pas le débat, il le canalise. On peut discuter du rythme des réformes, rarement de leur sens. On peut débattre des modalités de la rigueur, jamais de son bien-fondé.

Cette domination n’est ni le fruit du hasard ni celui d’une supériorité intellectuelle particulière. Elle repose sur une mécanique bien huilée, où se croisent financements privés, proximité avec les cercles du pouvoir et parfaite compatibilité avec les attentes médiatiques. Un expert estampillé Institut Montaigne ou iFRAP est immédiatement perçu comme sérieux, responsable, crédible. Non parce qu’il aurait démontré la justesse de ses analyses, mais parce qu’il parle la langue attendue. Celle de la compétitivité, de la maîtrise des dépenses, de l’inévitabilité des réformes.

Peu importe que les mêmes recettes aient échoué depuis trente ans. Peu importe que les exonérations de cotisations n’aient pas résolu le chômage de masse, que les baisses d’impôts pour les plus riches aient aggravé les inégalités ou que la compression des services publics ait produit des déserts médicaux et scolaires. Le cadre demeure. Il se reproduit. Il se renforce.

Quand la  » gauche  » reprend les mots de la droite

Ce cadre est d’autant plus puissant qu’il a contaminé une partie de la gauche institutionnelle. Certaines structures se revendiquant progressistes finissent par porter des propositions parfaitement compatibles avec l’idéologie libérale dominante. Le cas de Terra Nova est, à cet égard, emblématique.

Créé comme un think tank proche du Parti socialiste, Terra Nova s’est longtemps présenté comme un espace de réflexion réformiste, soucieux d’adapter la gauche aux « réalités » économiques. Mais derrière cette rhétorique de la modernité se cache une acceptation presque totale du cadre néolibéral.

Dans une récente note consacrée à la dette publique, Terra Nova plaide pour un effort budgétaire massif et rapide afin d’éviter un prétendu emballement. L’ampleur évoquée est vertigineuse. Pour y parvenir, le think tank met sur la table des leviers bien connus : hausse d’impôts indirects comme la TVA ou la CSG, maîtrise renforcée des dépenses, y compris du côté des retraites.

Autrement dit, une stratégie qui fait peser l’ajustement sur l’ensemble des ménages, sans distinction réelle de revenus ou de patrimoine. Rien, ou presque, sur une réforme structurelle de la fiscalité du capital. Rien sur les dividendes records, les grandes fortunes, les niches fiscales ou les profits exceptionnels.

Sous couvert de responsabilité budgétaire, Terra Nova propose une austérité socialement aveugle. Une logique où la dette devient un problème moral collectif, mais dont la résolution repose, une fois encore, sur les plus nombreux plutôt que sur les plus riches.

Un faux réalisme devenu norme

Ce glissement n’est pas anecdotique. Il révèle à quel point le débat économique est aujourd’hui enfermé dans un faux réalisme. La question n’est plus « que voulons-nous financer ensemble ? », mais « comment rassurer les marchés ? ». La politique se réduit à un exercice de gestion, la justice sociale à une variable d’ajustement.

Si ce type de propositions bénéficie d’un tel écho médiatique, ce n’est pas parce qu’il correspond à une demande sociale majoritaire. C’est parce qu’il est compatible avec les intérêts dominants, rassurant pour les éditorialistes économiques, les institutions financières et les décideurs publics formés dans le même moule.

À l’inverse, les think tanks qui proposent d’autres lectures restent largement invisibilisés. Ceux qui rappellent que la dette publique est un outil et non un fardeau moral. Que l’État peut investir sans s’appauvrir. Que la fiscalité peut être profondément redistributive sans nuire à l’économie réelle.

Ces voix existent. Elles travaillent. Elles produisent des analyses chiffrées, documentées, souvent plus rigoureuses que celles des institutions dominantes. Mais elles peinent à franchir le mur médiatique, faute de relais, de financements et de reconnaissance institutionnelle.

Repolitiser l’économie

La domination des think tanks libéraux n’est pas seulement une question d’idées. C’est une question de pouvoir. Pouvoir de définir les termes du débat, de désigner les experts légitimes, de transformer des choix idéologiques en contraintes techniques.

La contester ne revient pas à refuser le débat économique. C’est, au contraire, le rouvrir. Rappeler que l’économie est une affaire politique. Que la dette n’est pas un totem. Et que penser autrement n’est ni irresponsable ni irréaliste, mais indispensable si l’on veut redonner un sens démocratique aux choix collectifs.

(Photo D.R.)


Cartographie idéologique des think tanks en France

À droite, les think tanks libéraux occupent une position écrasante. L’Institut Montaigne, la Fondation iFRAP ou Fondapol alimentent en continu les débats sur les retraites, l’école, la dépense publique ou la fiscalité. Leur vision est cohérente, assumée, structurée autour d’une défiance envers l’État social et d’une promotion constante des logiques de marché.

Au centre et au centre-gauche, des structures comme Terra Nova, la Fondation Jean-Jaurès ou l’Institut Jacques Delors se présentent comme progressistes ou sociales-démocrates, mais acceptent pour l’essentiel le cadre économique dominant. Elles jouent souvent le rôle de médiateurs idéologiques, rendant acceptables des politiques de rigueur en les enveloppant d’un discours réformiste.

À gauche, enfin, l’Institut Rousseau, la Fondation Copernic, Gabriel Péri, Attac ou l’Institut La Boétie proposent des analyses de rupture. Ils interrogent la répartition des richesses, la fiscalité du capital, le rôle de l’État et la démocratie économique. Leur influence médiatique reste marginale, malgré une audience croissante dans les mouvements sociaux et une crédibilité intellectuelle de plus en plus reconnue.

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