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Intelligence artificielle : une révolution du travail à piloter, ou un désastre social à subir

Former, transformer, réguler : face à l’IA, l’inaction des politiques serait une faute politique majeure.

L’intelligence artificielle n’est plus une promesse futuriste ni un gadget réservé aux ingénieurs de la Silicon Valley. Depuis la mise à disposition au grand public d’outils comme ChatGPT, elle s’est installée brutalement dans le quotidien de millions de travailleurs, souvent sans débat démocratique, sans cadre clair et sans stratégie collective. En quelques mois, elle a commencé à redessiner le travail intellectuel, administratif, créatif et décisionnel. Et avec lui, l’équilibre déjà fragile de l’emploi.

La question n’est donc plus de savoir si l’IA va transformer le travail, mais comment cette transformation va se faire. Subie ou organisée. Brutale ou accompagnée. Socialement destructrice ou collectivement émancipatrice.

Car derrière les discours rassurants sur la productivité et l’innovation, une réalité s’impose : une mutation profonde est en cours, et si rien n’est fait, elle pourrait provoquer un choc social d’une ampleur comparable aux grandes ruptures industrielles du passé.

Licenciements massifs : des signes avant-coureurs concrets

Plusieurs grandes entreprises ont récemment annoncé ou mis en œuvre des plans de licenciements en lien explicite avec l’essor de l’IA ou l’automatisation, confirmant que la technologie est déjà utilisée comme un argument stratégique pour restructurer les effectifs.

Dans la tech, le géant Amazon a annoncé la suppression de 14 000 emplois administratifs dans le monde, en invoquant l’impact croissant de l’IA sur l’organisation du travail (1). Le groupe HP prévoit de supprimer entre 4 000 et 6 000 postes d’ici 2028, soit environ 10 % de ses effectifs, en arguant que l’adoption de l’IA augmente la productivité (2).
 Chez Salesforce, environ 4 000 postes de support client ont été supprimés après le déploiement de chatbots et d’agents automatisés, réduisant ainsi les besoins humains.

Des cabinets de conseil et de grandes entreprises technologiques ont aussi engagé des réductions significatives d’effectifs jugées liées à la transformation numérique et à l’IA, impliquant plusieurs dizaines de milliers de postes à l’échelle mondiale. Un phénomène qui inquiète jusqu’au Congrès des États-Unis (3).

Ces signaux montrent que l’IA n’est plus un simple facteur d’amélioration ponctuelle, mais un levier stratégique pour remodeler les structures d’emploi, souvent sans contreparties sociales claires.

Ne pas répéter l’erreur de la révolution industrielle

L’histoire est connue. Lors de la révolution industrielle, les machines ont permis des gains de productivité spectaculaires. Mais l’absence de protections sociales, de droits du travail et de politiques de formation a conduit à des décennies d’exploitation, de misère et de conflits sociaux avant que des régulations n’émergent. Aujourd’hui, le risque est de refaire la même erreur, à une vitesse démultipliée.

Chercher à maintenir artificiellement des emplois que l’IA peut accomplir plus efficacement serait une impasse. Cela ne ferait que retarder l’échéance, tout en affaiblissant les entreprises et les services publics face à des concurrents qui, eux, adopteront ces outils. Mais l’inverse est tout aussi dangereux : laisser l’IA remplacer massivement des travailleurs sans alternative, sans reconversion, sans protection. Entre ces deux murs, une voie existe : organiser la transformation du travail.

Former massivement pour créer des travailleurs augmentés

L’enjeu central n’est pas la disparition du travail, mais sa transformation. L’IA excelle dans les tâches répétitives, standardisées, chronophages. Elle peut rédiger des synthèses, trier des données, automatiser des processus, assister la décision. Utilisée intelligemment, elle peut libérer du temps, réduire la pénibilité cognitive et permettre aux travailleurs de se concentrer sur ce que la machine ne sait pas faire : le jugement, la relation humaine, la créativité, la responsabilité.

Encore faut-il que les salariés, les agents publics et les indépendants soient formés. Pas à la marge, pas par quelques modules optionnels, mais à grande échelle. Des plans de formation massifs doivent devenir une priorité nationale et européenne, financés comme on finance une infrastructure stratégique. L’objectif n’est pas de faire de chacun un ingénieur en IA, mais de créer des travailleurs augmentés, capables de maîtriser ces outils, de les comprendre, d’en connaître les limites et les biais.

Sans cette montée en compétences généralisée, l’IA deviendra un outil de domination : concentrée entre les mains de quelques-uns, elle accroîtra les inégalités entre ceux qui savent s’en servir et ceux qui la subissent.

L’IA face aux métiers pénibles : promesses et angles morts

L’un des arguments souvent avancés est que l’IA pourrait réduire la pénibilité du travail. Sur le papier, l’idée est séduisante. Automatiser certaines tâches physiques, optimiser les plannings, assister les diagnostics, anticiper les risques : dans l’industrie, la logistique ou la maintenance, les applications sont déjà réelles.

Mais dans les métiers du soin, de l’aide à la personne, de l’éducation ou du social, les choses sont beaucoup plus complexes. Peut-on réellement automatiser l’empathie, la présence, l’écoute ? L’IA pourra sans doute aider à la gestion administrative, à l’anticipation des besoins, à l’organisation. Mais elle ne remplacera pas le lien humain. Le danger serait de s’en servir comme prétexte pour réduire encore des effectifs déjà sous tension, au nom d’une efficacité fantasmée. Là encore, tout dépendra des choix politiques. L’IA peut être un outil d’amélioration des conditions de travail, ou un alibi pour une austérité technologique.

Un coût environnemental colossal passé sous silence

Il est impossible de parler d’intelligence artificielle sans évoquer son coût écologique. Entraîner et faire fonctionner des modèles de grande taille nécessite des quantités massives d’énergie, de centres de données, d’eau et de métaux rares. Un coût environnemental souvent invisible mais très réel, qui pèse d’autant plus lourd dans un monde confronté à l’urgence climatique.

L’IA ne peut pas devenir un nouvel angle mort de la transition énergétique et climatique. Il faudra rapidement imposer des normes de sobriété, des obligations de transparence sur les coûts énergétiques et investir dans des architectures moins énergivores. Sans cela, la promesse technologique se paiera d’un prix climatique exorbitant.

Biais, données et souveraineté : un enjeu démocratique

Enfin, la majorité des IA actuellement déployées sont conçues par des entreprises privées, souvent anglo-américaines, avec leurs propres référentiels économiques et culturels. Elles sont entraînées sur des données massives dont l’origine, les biais et l’utilisation posent de graves questions démocratiques.

Qui contrôle ces outils ? Où vont les données ? Quelles valeurs véhiculent-elles ? Laisser ces technologies structurer le travail, l’information et la décision publique sans cadre strict serait une abdication politique. La protection des données, la lutte contre les biais algorithmiques et la souveraineté numérique doivent être au cœur de toute stratégie sur l’IA.

Gouverner la révolution ou en subir les conséquences

La révolution amorcée avec l’IA générative n’est ni bonne ni mauvaise en soi. Elle est puissante. Et comme toute puissance, elle exige d’être gouvernée. Plans de formation massifs, anticipation des destructions d’emplois, reconversion accompagnée, régulation environnementale, protection des données, contrôle démocratique : tout cela ne relève pas de l’optionnel.

Si les gouvernants continuent de regarder ailleurs, le scénario est connu : destructions d’emplois rapides, creusement des inégalités, tensions sociales, rejet de la technologie elle-même. Le prix politique et social serait immense.

L’IA peut être un levier d’émancipation collective. Mais à une condition : que la société reprenne la main. Maintenant.

(Illustration DR – CC)

Notes
 
1- Channel News, Amazon a annoncé la suppression de 14 000 emplois administratifs en invoquant l’impact de l’IA.
 2 – Journal du Geek, HP prévoit de supprimer entre 4 000 et 6 000 postes d’ici 2028 en lien avec l’adoption de l’IA.
 3 – Congressional Report into AI’s Impact on American Jobs (2025).

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