Acheter en ligne ou en magasin : et si ce n’était pas la vraie question ?
Commander en un clic, se faire livrer en 24 heures, retourner un produit sans frais : le commerce en ligne a bouleversé nos habitudes. Mais à quel coût pour l’environnement ? Entre impact carbone, emballages et logistique, l’envers du décor interroge. Faut-il vraiment choisir entre e-commerce et magasin, ou repenser en profondeur notre manière de consommer ?
Une paire de chaussures. Un clic. Une heure plus tard, elle est à votre porte. Ce geste banal, devenu réflexe pour nombre de consommateurs, résume à lui seul le vertige écologique du commerce moderne. En 2024, 39,4 millions de Français ont effectué des achats en ligne, que ce soit pour des produits ou des services. Des transactions qui représentent un chiffre d’affaires de 175,3 milliards d’euros, en hausse de près de 10% par rapport à 2023. La part du e-commerce dans le commerce de détail atteint désormais la barre des 11%. « A ce rythme de croissance, on pourrait franchir le cap symbolique des 200 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2026 », se félicite la Fédération de la vente à distance, l’association des acteurs du e-commerce en France. De quoi aussi se poser des questions sur les conséquences d’un tel emballement.
Entreposage, préparation, emballage, acheminement… l’achat en ligne mobilise une logistique lourde qui a des conséquences. D’après l’Ademe, le secteur du e-commerce représente aujourd’hui près d’un million de tonnes de CO₂ par an en France. En cause : les livraisons rapides, trop souvent individuelles, les emballages à usage unique et l’explosion des retours, jusqu’à 30 % dans le prêt-à-porter.
Le Digital Economy Report 2024 de la CNUCED, une organisation onusienne (1), le confirme : le cœur du problème réside bien dans la logistique. En particulier, dans cette course au « toujours plus vite », alimentée par un marketing de l’instantanéité. Or, plus une livraison est rapide, plus elle est polluante. Le colis qui arrive le lendemain, c’est souvent un fourgon qui roule à moitié vide.
(Photo Nataliya Vaitkevich)
Faut-il pour autant en conclure que le e-commerce est l’ennemi désigné de la planète ? Pas si sûr (Lire ci-dessous). Acheter en magasin n’est pas toujours plus vertueux. Tout dépend du trajet effectué, du type de produit et du lieu d’achat. Un aller-retour en voiture de 20 km pour acheter une imprimante génère parfois plus d’émissions que sa livraison en point relais.
En revanche, si vous allez à pied chez un commerçant de quartier, votre empreinte est quasi nulle. Surtout si vous repartez avec un article choisi, touché, essayé… et donc peu susceptible d’être retourné.
Le vrai sujet : notre manière d’acheter et les règles du jeu qu’on nous impose
Finalement, de quelle marge d’action dispose le consommateur ? Il est facile de dire qu’il a le pouvoir de changer les choses. Mais ce pouvoir est, en vérité, extrêmement conditionné. Par l’offre, par le marketing, par la logistique disponible. Et surtout, par les modèles économiques imposés par les grandes plateformes (2).
Aujourd’hui, le commerce en ligne fonctionne comme si le transport, l’emballage et les retours n’avaient aucun coût réel. Quand on commande en ligne, on a l’impression que la livraison est gratuite, que les emballages ne comptent pas et que renvoyer un produit ne coûte rien. En réalité, tout cela a un prix. Mais ce prix n’est pas payé par le client, il est déplacé ailleurs. Sur le climat, à cause des émissions de CO₂ générées par les livraisons rapides, les retours et la multiplication des trajets. Sur les ressources naturelles, avec des tonnes de cartons, de plastiques souvent jetés après un seul usage. Il est trop souvent payé par les travailleurs, soumis à des conditions de travail précaires dans les entrepôts ou les services de livraison.
Le vrai défi est de rendre ces coûts visibles et intégrés dans le système pour que le commerce devienne réellement durable pour tous. Mais tant que le modèle valorisera le volume, la vitesse et la gratuité apparente, les gestes individuels, aussi responsables soient-ils, resteront des gouttes d’eau.
Vers un commerce responsable : partager les responsabilités
La réduction de l’empreinte écologique du commerce en ligne repose sur une combinaison de leviers : optimisation logistique, emballages durables, gestion responsable des retours, infrastructures numériques sobres, promotion de l’économie circulaire, incitations aux comportements responsables et transparence environnementale. Ces solutions impliquent à la fois les e-commerçants, les logisticiens, les fournisseurs, les plateformes et les consommateurs eux-mêmes.
Certaines entreprises adoptent déjà des colis réutilisables, des livraisons à vélo ou en groupage, des fiches produits détaillées pour limiter les retours. Mais ces efforts restent marginaux sans incitations fortes et contraignantes.
Seul le législateur a le pouvoir de venir en soutien des bonnes volontés, pour que l’effort ne soit plus optionnel. TVA réduite pour les produits livrés de manière durable, subventions ou incitations fiscales pour les entreprises qui investissent dans les technologies vertes, telles que les véhicules de livraison électriques ou des centres de distribution alimentés à l’énergie solaire, les affichage du coût carbone réel d’une commande, l’obligation de l’utilisation d’emballages durables… De nombreux leviers existent mais pour qu’ils fonctionnent, les règles du jeu doivent être les mêmes pour tous.
Alors oui, regroupons nos achats, refusons les livraisons express, privilégions les trajets doux. Mais exigeons aussi que les entreprises paient le juste prix de leurs impacts et que les politiques créent un cadre qui rende le choix écologique simple, visible et accessible.
Ce n’est qu’à ce prix que le commerce pourra redevenir ce qu’il aurait toujours dû être : un lien utile, durable et équitable entre les besoins humains et les ressources de la planète.
(Photo DR)
(1) CNUCED : Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement. Il s’agit d’un organe de l’ONU créé en 1964, dont la mission principale est d’aider les pays en développement à s’intégrer équitablement dans l’économie mondiale, en traitant des questions liées au commerce, à l’investissement et au développement durable.
(2) A lire pour aller plus loin : « L’essor des plateformes de e-commerce chinoises : le consommateur européen à la croisée des chemins » de Pierre Jouvet, Fondation Jean Jaurès.
Sur le plan environnemental, le choix n’est pas si simple
L’étude de l’Ademe de 2023 sur l’impact environnemental du commerce en ligne a modélisé et comparé quatorze scénarios de livraison et d’achat, grâce à l’outil ECEL (Empreinte Commerce En Ligne). L’outil ECEL permet aussi de comparer l’impact d’un achat en ligne à celui d’un achat en magasin physique, en tenant compte de toutes les étapes : commande, emballage, logistique, transport, déplacement du consommateur, etc.
- Aucun scénario n’est systématiquement meilleur : L’étude conclut qu’on ne peut pas démontrer que le commerce en ligne présente un avantage environnemental systématique et incontestable sur le commerce en magasin. De même, aucune modalité de livraison (point relais, domicile, express, standard) n’est systématiquement la plus vertueuse sur tous les critères (les sept indicateurs principaux sont les émissions de gaz à effet de serre de NOx, de particules, d’hydrocarbures imbrûlés, la surface artificialisée, la consommation de ressources minérales et métalliques et la consommation de ressources énergétiques).
- Poids du transport et du dernier kilomètre : Les émissions de gaz à effet de serre varient fortement selon le mode de transport utilisé, la distance parcourue, le taux de remplissage des véhicules, et la réussite de la livraison à domicile. Le recours au fret aérien et à la livraison express augmente significativement l’empreinte carbone.
- Emballages : Le suremballage et le volume de vide dans les colis (estimé à 50 % en moyenne) aggravent l’impact environnemental. L’étude recommande de réduire le suremballage et d’optimiser la taille des colis.
- Comportement du consommateur : Les déplacements individuels en voiture pour retirer un colis ou faire un achat en magasin peuvent représenter une part importante de l’empreinte carbone totale. La mutualisation des livraisons (plusieurs colis livrés lors d’un même trajet) limite cet impact.
- Retours : Les scénarios incluant un retour de colis alourdissent significativement le bilan environnemental, en raison des transports supplémentaires nécessaires.
L’Ademe en conclut que les impacts environnementaux du commerce en ligne dépendent fortement des choix logistiques, des comportements des consommateurs et des infrastructures disponibles. L’étude met en avant quatre grands leviers d’amélioration : déplacements des consommateurs, emballages, remplissage des véhicules, limitation des acheminements express et longue distance. Aucune solution n’est universelle : chaque scénario doit être évalué au cas par cas selon ses paramètres spécifiques.