Ces « vérités » que les journalistes n’interrogent plus
La scène se passe sur une radio du service public. L’intervieweuse se veut impertinente face à la ministre des comptes publics, Amélie de Montchalin : « Il faut faire 40 milliards d’économies, on le sait. Mais allez-vous toucher à l’emploi dans la fonction publique ? Dans les hôpitaux par exemple, alors que l’on manque d’infirmières ?».
Du grand art. En évoquant les « infirmières », la courageuse journaliste défend de concert la veuve, l’orphelin et notre système de santé. Tout en réussissant à invoquer le vécu de l’auditeur qui a sûrement déjà passé des heures à attendre dans un service d’urgence.
Elle doit d’ailleurs en être persuadée : elle fait bien son travail en poussant dans ses retranchements la ministre, qui n’aura pourtant besoin que d’une pirouette oratoire pour se sortir de ce supposé mauvais pas.
Volontairement ou pas, la professionnelle vient surtout de donner un blanc-seing à la politique du gouvernement en affirmant de manière axiomatique, avec un discret « on le sait », qu’il faut faire « 40 milliards d’économies ». Une vérité que plus aucun journaliste « mainstream » ne semble interroger malgré les efforts de la gauche et de certains syndicats, comme la CGT, pour essayer de remettre la question des recettes dans le débat.
Une vérité qui n’est pourtant pas très ancienne. On peut même la dater précisément, lorsqu’Éric Lombard, le 15 avril dernier, a déclaré qu’il faudrait réaliser « un effort de 40 milliards d’euros, principalement sous forme d’économies, afin de réduire le déficit public de 5,4 % du PIB à 4,6 % en 2026 ».
Il faut croire que le CV du ministre de l’Économie et des Finances, ex-banquier, ex-socialiste, mais toujours millionnaire, impressionne vraiment. Sa parole s’est élevée au niveau du silence (des commentateurs), elle est désormais d’or. Et ne doit visiblement pas être interrogée.
Mais aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, l’absence de remise en question des représentants de certains médias devient dangereuse.
Personnellement, j’ai longtemps lutté contre l’attaque systématique de ces fameux médias « mainstream », reprochant notamment à la gauche radicale de les mettre tous dans le même sac.
Je pensais surtout aux milliers de petites mains du journalisme qui faisaient consciencieusement et avec honnêteté leur travail. Qu’il ne fallait pas voir uniquement les grands éditorialistes et leur pensée prémâchée. Je trouvais même dangereux d’attaquer les journalistes — particulièrement depuis la crise Covid — alors que la vérité devenait une opinion comme une autre, et que l’obscurantisme d’un Trump et de ses affidés populistes était le fer de lance d’une incroyable machine à broyer le savoir scientifique.
Mais aujourd’hui, il faut bien le reconnaître, l’absence de remise en question des représentants de certains médias devient dangereuse. Je ne parle même pas de CNews ou d’Europe 1, dont l’ancrage à l’extrême droite n’est un secret pour personne. Ce n’est plus du journalisme, c’est du militantisme.
Il ne faut d’ailleurs pas les confondre avec les journaux engagés qui s’attellent à donner de véritables informations. Elles passent certes par un prisme politique, mais ne sont pas déformées. C’est le cas du Figaro ou de L’Humanité. C’est aussi le cas quand vous lisez Le Nouveau Paradigme. Personne ne se cache, mais les faits sont vérifiés.
Non, le danger vient des médias qui cherchent à nous convaincre qu’ils sont objectifs, impartiaux. Radio France, France Télévisions, BFM, RTL, LCI, Le Point, L’Express…Tous nous expliquent qu’ils veulent juste donner des clefs, qu’ils présentent des faits et ne nous disent pas quoi penser. C’est malheureusement faux. Les « on le sait » se sont multipliés au fil des années, ne nous laissant plus beaucoup de chance d’interroger différemment notre société, et encore moins la gestion de son économie.
Tout le monde pense aux « 40 milliards d’économies », personne n’évoque les investissements colossaux qu’il faudrait consentir pour sauver ce qui peut l’être encore sur le plan environnemental.
Un manque de volonté, de courage, ou au minimum de liberté, qui interroge à une époque charnière. Nous vivons dans un monde où les scientifiques sont devenus les plus grands lanceurs d’alerte. Cette semaine encore, ils ont expliqué qu’il était inenvisageable de maintenir le réchauffement climatique sous la barre des 1,5°C. Ils ont surtout dénoncé l’aveuglement des politiques et leur acharnement à vouloir contenter les marchés, le FMI, l’OMC, la Bourse, sans jamais remettre en question la doxa.
Tout le monde pense aux « 40 milliards d’économies », personne n’évoque les investissements colossaux qu’il faudrait consentir pour sauver ce qui peut l’être encore sur le plan environnemental. Il n’est pas de commentateur connu pour avancer que les milliards qui seraient investis dans cette transition écologique pourraient aussi, c’est en tout cas l’avis d’économistes de renom, être pourvoyeurs d’emplois, de cotisations. Ils nourriraient même une croissance vertueuse et participeraient à la réduction de la dette.
Seule une poignée de médias indépendants, qui peinent à survivre, et quelques journalistes encore un peu curieux laissent la parole à ceux qui pensent autrement. Les autres ont succombé à une paresse intellectuelle criminelle pour la planète et pour ses habitants.
(Photo Patricio Jorge)