Supprimer les aides aux étrangers : une illusion budgétaire, un danger social
Jordan Bardella promet 20 milliards d’euros d’économies en coupant les aides sociales aux étrangers. Il l’a encore répété jeudi 12 juin sur LCI. Mais cette mesure phare du RN repose sur une vision tronquée des faits et pourrait aggraver les déséquilibres économiques et sociaux qu’elle prétend corriger.
Invité sur LCI, Jordan Bardella, président du Rassemblement National, a réitéré une promesse de campagne récurrente dans les rangs de l’extrême droite : supprimer les aides sociales aux étrangers. L’argument est simple, redoutablement efficace en période de crise budgétaire et d’anxiété identitaire : selon lui, cette mesure permettrait d’économiser jusqu’à 20 milliards d’euros. Mais à y regarder de plus près, cette proposition repose sur une série de raccourcis économiques et de postulats idéologiques qui ne résistent ni à l’analyse des chiffres, ni aux exigences de la cohésion nationale.
Aujourd’hui, les étrangers représentent 10,2 % des emplois en France, soit environ 3,5 millions de personnes. Ce sont majoritairement des actifs : 74 % des immigrés sont âgés de 18 à 64 ans, contre 56 % chez les non-immigrés. Autrement dit, ils contribuent massivement au financement de notre modèle social, en particulier du système des retraites. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), leur contribution fiscale — impôts sur le revenu, TVA, cotisations sociales — est même excédentaire, à hauteur de 1,02 % du PIB(1). Ce fait, pourtant documenté, reste largement ignoré dans le débat public, souvent dominé par une vision fantasmée du « coût de l’immigration ».
Indispensables dans plusieurs secteurs… et pour les retraites
Ce que le RN présente comme une mesure de justice budgétaire pourrait en réalité précipiter des pans entiers de l’économie dans la crise. De nombreux secteurs reposent structurellement sur la main-d’œuvre immigrée. C’est le cas du bâtiment, de la sécurité, des services à la personne ou encore de l’hôtellerie-restauration. Dans ces domaines, les travailleurs étrangers sont souvent surreprésentés, occupant des postes peu attractifs pour le reste de la population(2). À l’heure où 330 000 postes restent vacants dans la restauration et où 150 000 manquent dans l’aide à domicile, la suppression d’aides sociales risquerait d’affaiblir davantage un tissu économique déjà en tension.
La France fait par ailleurs face à un vieillissement rapide de sa population. En 2023, 20 % des Français avaient plus de 65 ans(3). Ce déséquilibre entre actifs et inactifs fragilise la soutenabilité du modèle social. Le think tank Terra Nova estime même que pour maintenir cet équilibre, il faudrait accueillir chaque année entre 250 000 et 310 000 immigrés, afin de répondre aux besoins dans les secteurs essentiels et préserver le dynamisme économique. L’Union européenne elle-même reconnaît ce levier : l’immigration a représenté 70 % de la croissance de la population active au cours des deux dernières décennies(4).
De nombreux coûts cachés
Supprimer les aides sociales aux étrangers reviendrait aussi à fragiliser la consommation des ménages issus de l’immigration, souvent concentrée dans les commerces de proximité des quartiers populaires. Cette baisse de la demande aurait des conséquences immédiates sur la croissance. Plus grave encore, en poussant certains travailleurs vers la précarité ou le travail non déclaré, la mesure risquerait de réduire les recettes fiscales de l’État, contredisant l’objectif affiché d’économie.
Cette politique pourrait également tuer dans l’œuf une dynamique entrepreneuriale précieuse. En 2020, plus de trois millions d’emplois avaient été créés par des immigrés en France, soit environ 10 % de l’emploi salarié privé(5). Cette vitalité économique, issue souvent de parcours résilients, serait durement mise à mal par un signal politique d’exclusion.
Quant aux finances publiques, elles ne ressortiraient pas nécessairement gagnantes. Les étrangers ne représentent qu’environ 10 % des bénéficiaires des prestations sociales, une proportion stable depuis les années 2000(6). De nombreux travailleurs sans-papiers, en situation irrégulière, cotisent d’ailleurs au système sans en retirer aucun droit, créant un excédent invisible mais réel. La suppression de dispositifs comme l’Aide Médicale d’État, régulièrement ciblée par le RN, entraînerait une dégradation de la santé publique et un report vers les urgences hospitalières, bien plus coûteux à moyen terme.
L’intégration mise à mal
Mais au-delà de l’économie, c’est la République elle-même qui est en jeu. En proposant une différenciation des droits sociaux selon la nationalité, le Rassemblement National rompt avec le principe d’universalité qui fonde notre contrat social. Il ne s’agit plus seulement d’une politique d’exclusion, mais d’un basculement vers une société à deux vitesses, où les droits seraient conditionnés à l’origine, et non à la contribution. Ce choix politique, s’il était mis en œuvre, pourrait nourrir les tensions identitaires, affaiblir le sentiment d’appartenance et compromettre les efforts d’intégration.
L’idée de supprimer les aides aux étrangers flatte une intuition budgétaire séduisante : faire des économies là où l’on suppose une injustice. Mais cette équation ne tient pas. Les travailleurs étrangers ne sont pas une charge. Ils sont, bien souvent, des soutiens silencieux de notre économie, de nos hôpitaux, de nos chantiers, de nos commerces. Les en exclure reviendrait à scier la branche sur laquelle repose une part significative de la prospérité nationale. Et tout cela pour un gain fictif de 20 milliards d’euros, que les faits démentent ligne après ligne.
(Photo PxHere-CC)
(1) OCDE – The fiscal impact of immigration in OECD countries
(2) INSEE – Immigrés et descendants d’immigrés en France (2023)
(3)France Stratégie – Vieillissement, emploi et immigration
(4) Commission européenne – Labour force participation and immigration
(via synthèse dans rapport OCDE¹)
(5) Institut Montaigne – L’entrepreneuriat des immigrés en France
(6) DREES – Les prestations sociales versées aux étrangers